Dans son dernier film La fabrique des sentiments, Jean-Marc Moutout nous fait partager la vie d'une jeune femme, Eloïse, célibataire à la recherche... de quoi? une relation stable, le frisson de la première fois, avoir des enfants, sans doute un peu de tout.
Le moment le plus réussi du film, à mon sens, est une soirée speed-dating à laquelle elle participe pour rencontrer 7 hommes pendant 7 minutes chacun et choisir qui elle souhaite revoir. Cette séquence est un petit bijou de scénariste, très soignée au niveau des dialogues.
Ce mode de rencontre est forcément artificiel, car contrairement à ce qui se passe souvent dans la vie, ici on sait précisément pourquoi chacun est venu (du moins en apparence, car les motivations de chacun à la recherche de l'âme soeur, c'est autrement plus compliqué), on n'a pas de temps à perdre en vue de son objectif, on sait qu'on est évalué, qu'on évalue, on balance entre la nécessité de montrer qui on est vraiment et celle de devoir séduire en si peu de temps, par une image, une apparence.
Un formidable cas d'école sur les rapports contemporains hommes-femmes, et surtout sur la solitude a
ffective. Sauf coup de chance phénoménal, j'ai du mal à croire que l'on puisse poser les bases d'une relation de couple de cette manière. Pourtant Jean-Marc Moutout y croit, lui. Et, contre toute attente, une rencontre a lieu, une rencontre d'avenir.Il y a quelques années, j'avais écrit une nouvelle pour raconter un speed-dating, mais sans vraie rencontre, un speed-dating qui révèlait à une jeune femme son enfermement en elle-même (qui prend l'apparence du cynisme). Je l'avais intitulée "Manège" car cela me rappelait vaguement cette vieille émission de TF1, "Tournez manège", dans laquelle les candidats tournaient régulièrement - et aussi bien sûr parce qu'il faut "faire son manège" pour plaire.
Extrait:
Il portait des lunettes de métal, petites, carrées. Un intellectuel, j’ai pensé. Un coincé. Il faisait un terrible effort sur lui-même pour paraître à l’aise. J’attendais avec impatience la rotation, un coup de cuillère contre un verre à vin. Heureusement cette barbe n’allait pas me tenir la soirée. J’ai siroté mon kir en l’écoutant me demander comment j’avais eu l’idée de venir ici. J’ai eu envie de répondre : pour rencontrer l’homme de ma vie. Mais j’ai dit : « pour voir, pour rencontrer des hommes sympas ». Je ne voulais pas m’impliquer davantage ni me moquer trop ouvertement. Et lui ? Il voulait avoir l’occasion de discuter avec des femmes agréables, dans la vie on a si peu l’occasion de rencontrer de nouvelles personnes, hors de son milieu, c’était la première fois qu’il participait, ça tombait bien, moi aussi. J’ai essayé de deviner quelle profession il pouvait bien avoir. Prof de maths. Pour porter un pull gris aussi terne. En d’autres circonstances, j’aurais pensé : prêtre. J’ai fait l’effort de m’imaginer être amoureuse de lui, le retrouver le cœur battant pour un rendez-vous, le prendre dans mes bras, me serrer contre lui. Cela m’a vaguement dégoûtée. Il avait un sourire gêné, de quelqu’un qui ne sait plus quoi dire et qui doit meubler encore cinq bonnes minutes, car il incombe à l’homme de mener la conversation, comme il se doit. Je lui ai demandé s’il allait au cinéma, en faisant exprès de faire des gestes disgracieux, pour lui déplaire. Non, sauf de temps en temps voir un film d’action, il aimait beaucoup Matrix. Et lire. Lire, oui, mais on n’a guère le temps, avec la vie, actuellement, surtout des revues, en fait, d’informatique. C’était donc ça. Et il jouait, parfois, sur son ordinateur ? J’avais travaillé quelques mois dans une société de production de jeux vidéo. Malheureusement, il a eu l’air soudain intéressé. La soirée commençait mal. La cloche a enfin sonné. Il s’est levé pour rejoindre une autre table, semblant presque s’excuser. J’ai coché : non.
Deux autres sont alors arrivés en même temps, provoquant une petite scène de confrontation masculine, tout en courtoisie et peur de paraître faible – ou pire - ridicule. Ces messieurs avaient la possibilité de choisir la table à laquelle ils s’asseyaient, cela faisait partie du jeu. Les femmes attendaient d’être choisies, conformément à la tradition. L’un des deux, le plus faible, s’en est tiré avec un sourire aimable : « je vous laisse en compagnie de cette charmante demoiselle, je repasserai après ». Celui qui s’est assis me rappelait vaguement un copain de la fac. Il n’avait pas dû connaître beaucoup de femmes dans sa vie. Je l’ai vu tout de suite. Un rien dans la manière de poser des questions, de couper les cheveux en quatre, une certaine façon aussi d’être mal à l’aise, d’être petit garçon qui ne trompe pas. Je sais ses caresses : rudes comme un savonnage. J’aime la sensualité. Cheveux ébouriffés, mal coupés, une drôle de mèche en mouvement sur le dessus du front . Pas très soigné, monsieur, il faut tout de même faire un effort pour séduire ! Il postillonne en parlant et je sens une légère odeur d’haleine, malgré la table qui nous sépare. Difficile d’être attirée. Je le laisse venir. Il vit à Florence, va souvent aux Etats-Unis, pour des recherches, est originaire de Paris, parle beaucoup. Je respire par la bouche, discrètement mais sûrement. Il m’explique qu’à notre âge beaucoup cherchent à se caser, à trouver une femme faire sa vie, lui pas vraiment, je cerne la contradiction chez lui, quitte à prendre n’importe qui, qu’ils n’aiment pas vraiment, c’est dommage, vraiment quel dommage, ils font le choix d’avoir de l’argent, une situation, une respectabilité, il a un copain qui est à Londres, d’ailleurs, c’est le parfait exemple. Au bout d’un moment il s’arrête, il vient sans doute de repenser à moi, me demande en ayant l’air de s’excuser si je n’ai pas remarqué la même chose. Je n’ai pas le temps de répondre. C’est la rotation. Le verre tinte. Au revoir.
Un autre arrive, barbe de plusieurs jours, habillé simplement, cigarette, mauvais point. Il se fiche de la règle, me dit qu’il s’appelle Bernie. Je lui réponds que moi, c’est Marie. Archéologue, vit dans un coin paumé, Crémieu. Un verre de Martini blanc à la main, pas le premier apparemment. Air négligé, air de s’en ficher, air seulement, je ne le crois pas une seconde. Que me dira-t-il ? De lui, je veux dire, vraiment. Cet insaisissable que je sens en lui m’attire. Il n’est pas ce que j’appellerais beau, mais il enveloppe dans son sourire, je devine sous la barbe - comment ? – des fossettes, de la tendresse. C’est une étrange rencontre, je me sens si sage face à lui, sagesse, c’est le mot. Je le reverrais si je pouvais, maintenant il est trop tôt. A moins que ce soit : trop tard. Je lui souris aussi, une dernière fois. Je lui dis que j’ai été ravie, ravie de faire sa connaissance. Il me demande si je veux prendre un autre verre, je dis que oui, oui sans aucun doute, avec plaisir, merci, merci beaucoup. Autre sourire, signe non équivoque, je comprends. A bientôt. Mais je ne coche pas son nom. Trop sage, je suis.
Le suivant portait un costume cravate et avait le menton bien rasé. Rien ne dépassait. Se méfier, ce sont les pires. Les plus sages, ce sont les pires. Il me propose qu’on se dise directement ce que l’on aime. Je dois commencer, le jeune homme est galant. A moi de prendre les risques. Je dis, en vrac : penser, le cinéma, l’Amérique du Sud, l’aviron. Il sourit, on voit presque toutes ses dents, très blanches, parfaites, dans l’alignement. J’imagine qu’il doit passer la soirée ainsi, excellent pour les zygomatiques, il paraît que ça évite les rides. Enfin, je dois reconnaître malgré toute ma mauvaise foi qu’il est charmant, sa chemise boutonnée jusqu’au col et son air BCBG. Lui aime l’art « au sens large », le sport, les voyages. J’imagine qu’il va me sortir les photos, les soirées interminables avec des copains, à raconter pour la énième fois la même anecdote, la fois où il s’est perdu dans les rues d’Erevan, et où il a rencontré une petite vieille qui l’a raccompagné, pas à pas, voyant qu’il ne comprenait rien à son explication. Quels types de voyages ? Je demande. Club Med ou sac à dos ? Plutôt sac à dos, enfin, c’est-à-dire, pour l’instant il n’a pas beaucoup voyagé mais il aimerait, mais pas seul (si je vois ce qu’il veut dire, oui je vois). Un juriste dans les assurances, peut-être. Je serais prête à parier : études de droit, vie bien rangée, cinq semaines de congés annuels, des RTT, le RER tous les jours. Je ne lui dis pas que je suis une alter, que je reviens de Bombay. Ni que je ne veux pas me marier. J’ai quand même peur de lui déplaire. A moins qu’il soit banquier. Je vois la belle famille, l’abonnement au Figaro, un petit pavillon de banlieue, le chat, les canapés ornés de patchwork, on prend le thé Mariage sur la terrasse, le dîner dans la véranda, on monte à l’étage par un escalier en moquette, elle est rose, il faut enlever les chaussures, pour ne pas salir, on se plaint de la femme de ménage, qui repasse mal les cols de chemise, on parle d’en changer, on prend le champagne à l’apéritif. Famille catholique. On dirait que je lui plais, à la manière dont il me regarde droit dans les yeux, au pétillement, au sourire attendri. Il me rappelle quelqu’un. Type un peu méditerranéen, teint mat, lèvres sensuelles. Mais il est de ceux qui acceptent, de ceux qui ne pensent pas trop. Il me parle bande-dessinée, il apprécie la qualité des dessins, Blacksad, un chat détective créé par deux Espagnols, des anciens des studios Disney. Il m’intéresse mais je perçois un creux, un manque à penser dont j’ai appris à percevoir les contours, dont je sais la souffrance qu’il m’a déjà coûté, l’intelligence en berne, l’adhésion satisfaite et crétine à la société, le trop beau pour être honnête, il joue le prince charmant. C’est la raison qui prime. J’ai trop de souvenirs pour prendre ce risque. La rencontre est finie, malgré le charme je persiste : c’est non.
© Myriam Gallot ("Manège")