[Hans] Sebald Beham (Nuremberg, 1500-Francfort-sur-le-Main, 1550),
Scènes de la vie de David, 1534.
Huile sur bois (plateau de table), 128 x 131 cm, Paris, Musée du Louvre.
Contrairement à ce que l’on a longtemps tenté de faire croire, il existe bel et bien, en France, un public pour la musique de la Renaissance, et il est donc plutôt encourageant d’assister à l’éclosion de projets souvent ambitieux portés par les jeunes et courageux musiciens qui s’attachent à servir ce répertoire. Pour son premier enregistrement, l’Ensemble l’Échelle a choisi de se pencher sur une immense figure de la seconde moitié du XVIe siècle, Roland de Lassus, dont il propose de découvrir un pan intimiste de la production dans La Chambre Musicale d’Albert le Magnifique, un disque publié il y a quelques semaines par le valeureux label Paraty.
« Mirabile Orlando », « plus que divin Orlande », ces superlatifs nous feraient presque oublier que les débuts de la carrière de Roland de Lassus furent empreints de revirements et de frustrations. Ce fils d’une famille de Mons, ville dans laquelle il est né en 1532, dont la légende veut qu’il ait échappé, durant son enfance, à plusieurs tentatives d’enlèvement suscitées par sa jolie voix, est recruté par Ferdinand de Gonzague, général de Charles Quint, vers l’âge de 12 ans. Il va alors voyager durant une dizaine d’années, chantant et acquérant un solide métier musical en France comme en Italie, avec comme étapes saillantes, Milan, Naples et Rome, où il dirige la chapelle de Saint-Jean-de-Latran en 1553, avant de gagner l’Angleterre puis Anvers où l’éditeur Tylman Susato, avec lequel il a noué des relations amicales, publie ses deux premiers recueils en 1555 et 1556, sans que ces manifestations d’un incontestable talent lui permettent pour autant de trouver un emploi stable. Il est permis de penser qu’il accueillit avec des sentiments mélangés la proposition qui lui fut faite d’entrer au service du duc de Bavière, Albert V, en qualité de ténor ; Munich ne jouissait pas alors d’une renommée artistique complètement établie et le poste qui lui était offert, s’il lui assurait une assise matérielle, ne correspondait pas a priori à l’étendue de ses compétences. Il finit cependant par accepter, et s’il tenta de rejoindre, en 1574, la cour du roi de France, il fit toute sa brillante carrière au sein de la chapelle ducale munichoise, dont il prit la tête en 1563, jusqu’à sa mort, le 15 juin 1594. Albert V était un prince dispendieux qui rêvait de donner à sa cour le lustre de celles de ses voisins italiens et français ; il comprit rapidement que Lassus serait un élément essentiel de ce rayonnement pour lequel il dépensait sans compter. Après des débuts difficiles dus aux exigences d’un employeur pressé d’obtenir le meilleur de ce que pouvait lui offrir son musicien, en quantité comme en qualité, la correspondance entre les deux hommes atteste de la liberté et de la considération dont ce dernier jouissait, une situation privilégiée qui n’est sans doute pas étrangère au fait que nous conservons de lui quelque 2000 œuvres, un volume assez exceptionnel pour l’époque.
Le programme proposé par l’Ensemble l’Échelle puise essentiellement sa substance dans deux publications, le Liber motettarum trium vocum de 1575 et le Novæ aliquot…ad duas voces cantiones de 1577, le premier dédié aux trois fils du duc, le second à un seul d’entre eux, Guillaume, commanditaire d’un recueil dont les pièces sans texte autorisent une exécution instrumentale à laquelle le violiste qu’il était s’est peut-être essayé. Qu’il s’agisse des motets ou des duos, ces pièces généralement courtes, dont certaines ne dépassent guère la minute, se signalent par une écriture remarquablement maîtrisée qui fait de chacune d’elle un joyau finement ciselé, un univers aux proportions parfaites clos sur lui-même. On y retrouve la polyphonie à la fois solidement ancrée dans la tradition franco-flamande et assouplie au contact des musiques italiennes qui constitue une des signatures de l’art de Lassus, ce goût pour une sensualité sonore qui préserve sa musique de la tendance à l’abstraction qui empreint parfois celle de son contemporain, Palestrina. L’autre marque de fabrique du compositeur qui se rencontre ici de façon constante est l’attention accordée aux textes, dont l’illustration détermine en grande partie la forme musicale ; qu’il s’agisse de mélismes ou de répétitions, tout l’arsenal rhétorique est mis en œuvre pour que les mots demeurent parfaitement intelligibles, la virtuosité ou le désir de faire montre d’un brillant savoir-faire ne prenant jamais le pas sur l’exigence de lisibilité. Voici donc des œuvres où domine une recherche d’expressivité maximale – une constante dans la production de Lassus – s’appuyant sur un métier très sûr que la fluidité et l’apparente simplicité du résultat global font largement oublier.
L’Échelle (photographie ci-dessous) fait preuve, tout au long de cet enregistrement, de qualités qui le signalent d’emblée comme un ensemble prometteur. Comme on peut, à bon droit, l’attendre de la part de musiciens qui inaugurent leur parcours discographique, leur lecture se signale par un investissement et un enthousiasme de tous les instants qui rendent justice à la musique de Lassus en en offrant, avec l’aide d’une prise de son à la réverbération savamment utilisée, une vision d’une belle ampleur, qui creuse les contrastes sans négliger pour autant la finesse des détails ou l’équilibre entre les différentes parties. Les trois chanteurs et les trois instrumentistes réunis autour de ce projet font tous preuve de belles qualités individuelles qu’ils savent fondre en un tout dont l’homogénéité n’est cependant pas synonyme d’arasement de leurs particularités. Les voix de Véronique Bourin (cantus), Caroline Marçot (altus) et Charles Barbier (tenor) sont bien caractérisées et, à l’exception de quelques fluctuations ponctuelles et de tensions dans des registres aigus il est vrai plutôt périlleux, se distinguent par leur souplesse et leur luminosité, ainsi qu’un véritable souci de l’articulation qui assure au texte la lisibilité souhaitable dans ce type de répertoire, tout en mettant en valeur les trouvailles d’écriture du divin Orlande. Du côté des instrumentistes, Lambert Colson (cornets), Sandie Griot (sacqueboute) et Emmanuel Vigneron (dulcianes), s’entendent pour tisser des atmosphères à la fois denses et transparentes, d’une grande plénitude sensuelle et regorgeant de couleurs vibrantes qui enluminent littéralement les voix, en faisant également merveille, grâce à une indéniable virtuosité, dans les pièces purement instrumentales. Une des grandes forces de cette réalisation réside également dans la capacité qu’ont les artistes d’instaurer entre eux un véritable dialogue, fondé sur une écoute mutuelle extrêmement attentive qui permet des échanges très subtils et précis entre les différentes parties, contribuant ainsi à la belle unité de ton, à la fois paisible et vivace, qui se dégage de ces presque une heure vingt de musique. Intelligemment construit et défendu avec une envie perceptible, ce disque courageux et attachant offre un panorama tout à fait séduisant d’une partie encore méconnue de la production de Roland de Lassus.
Je recommande donc à tous les amateurs de musique de la Renaissance et, au-delà, de musique sacrée, d’aller écouter ce premier enregistrement prometteur de l’Échelle, qui nous permet de compléter de fort belle façon nos connaissances sur un des plus grand compositeurs du XVIe siècle, tout en nous faisant découvrir un jeune ensemble que ses qualités désignent comme un de ceux dont on suivra l’évolution avec le plus grand intérêt.
Roland de Lassus (1532-1594), La Chambre Musicale d’Albert le Magnifique, pièces vocales et instrumentales à 2, 3, 4 & 5 voix.
Ensemble l’Échelle
Caroline Marçot, altus & direction artistique
Charles Barbier, tenor & direction artistique
1 CD [durée totale : 78’38”] Paraty 111.114. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Duo n°13
Lambert Colson, cornet à bouquin, Sandie Griot, sacqueboute ténor
2. Diligam Te Domine
Véronique Bourin, cantus, Caroline Marçot, altus, Charles Barbier, tenor
3. Duo n°18
Lambert Colson, cornet muet, Sandie Griot, sacqueboute ténor
4. O Maria clausus hortus
Véronique Bourin, cantus, Caroline Marçot, altus, Charles Barbier, tenor
5. Duo n°19
Sandie Griot, sacqueboute ténor, Emmanuel Vigneron, dulciane alto
Illustrations complémentaires :
Roland de Lassus à l’âge de 39 ans (1571). Xylographie anonyme publiée en 1619, Paris, Bibliothèque Nationale de France.
La photographie de l’Ensemble l’Échelle est de Jean Lemoine, utilisée avec autorisation.