Les expéditions

Par Anne Onyme

Karl Iagnemma
Éditions 10-18
456 pages

Résumé:

1844. Elisha Stone, seize ans, a fui sa famille et le Massachusetts pour Detroit, alors aux avant-postes du monde civilisé. Rêvant de devenir naturaliste, il se joint à une expédition en partance pour le Michigan. Sur ces terres sauvages et inexplorées, Elisha découvre les réels enjeux de ce voyage. Ignorant alors que son père cherche à le retrouver, à n'importe quel prix...

Mon commentaire:

Karl Iagnemma est un scientifique et un chercheur, dont le talent a été révélé par un recueil de nouvelles, On the Nature of Human Romantic Interaction. Les droits d'adaptation au cinéma ont même déjà été acquis. Malheureusement, ce recueil n'est pas encore traduit. C'est dommage car ce livre parle de la dualité entre les affaires de coeur versus la froide logique scientifique. Un thème intéressant. Cependant, en attendant d'une possible traduction, vous pouvez toujours vous offrir Les expéditions, un habile et passionnant premier roman.

L'histoire se déroule dans une Amérique en plein changement, dont les inventions et les découvertes modifient la vie quotidienne. C'est aussi une époque où les différentes races (Blancs, Noirs, Amérindiens) sont l'objet de plusieurs théories. Les mariages entre les peuples n'est pas très bien vu et seul le Blanc est considéré comme un "être de Dieu". La question raciale est une question sensible et qui déchaîne les passions. C'est dans cette atmosphère particulière qu'une expédition se prépare.

Elisha Stone est en cavale depuis trois ans. Il a fuit sa famille sans se retourner et accumule les petits boulots pour survivre. C'est un passionné de la nature. Il crayonne des esquisses de tout ce qu'il voit, des paysages en passant par les animaux et les plants. Un beau jour, Elisha qui rêve de devenir scientifique, entend parler d'une expédition qui se prépare. Il rencontre Silas Brush, un arpenteur géographe qui l'engage rapidement.

L'expédition se met en place, avec tous les détails relatifs à sa préparation. Le professeur George Tiffin se joint à eux. Le trio a pour objectif d'évaluer les ressources forestières et minières d'une région encore vierge alors que le professeur Tiffin souhaite faire des recherches sur les Amérindiens et étayer sa thèse de l'unification des races. Après avoir perdu son guide, l'expédition engage une femme pour les mener aux pierres gravées, des artefacts chippewas que Tiffin souhaite déterrer.

Bien loin de là, le révérand Stone, le père d'Elisha, abandonne son presbytère pour partir en quête de son fils qu'il n'a pas vu depuis trois ans. Il doit lui apprendre une mauvaise nouvelle, mais aussi, il cherche à comprendre ce qui s'est passé et à faire le point sur une relation difficile avec ce fils si différent de lui. Pendant qu'Elisha avance sur d'immenses surfaces vierges et sillonne les rivières, le révérand Stone s'embarque lui aussi pour un voyage qui changera sa vie. Le roman est construit de façon à ce que l'on suive parallèlement Elisha et son père. Le voyage pousse le révérand à l'introspection et il se pose beaucoup de questions sur la vie et sur ses valeurs. C'est pour lui le moment d'être confronté à la vraie vie et de revoir ses positions. Le voyage, tant pour Elisha que pour son père, est l'occasion de revenir sur leur vie passée et de se remémorer leurs souvenirs.

Le roman est vraiment bien construit. Outre les questionnements des personnages, c'est à une expédition plus grande que nature que nous assistons, dans une Amérique encore vierge et grouillante de vie animale et végétale. L'auteur nous décrit la vie en expédition, les difficultés du voyage, l'incompréhension des peuples autochtones, les privations. Si l'avant -midi est toujours consacré aux déplacements de l'expédition, en canot ou dans les terres, l'après-midi nous assistons à l'installation du campement et aux recherches. Nous sommes au coeur d'une expédition naturaliste.

Au fil du roman, le lecteur apprend les raisons pour lesquelles Elisha a quitté son domicile et sa famille. Son manque de foi était également un grave problème pour son père, un religieux convaincu. Le jeune homme profite de l'expédition pour faire l'apprentissage de la vie, de l'amour et du travail, alors que le révérand revoit ses positions sur l'amour, les croyances et la religion. Cette expédition est également pour Elisha, l'été des désillusions. Ce qui se cache sous le vernis de la respectabilité et sous le prestige d'une grande carrière n'est pas toujours ce que le jeune homme croyait...

Les expéditions n'est pas un roman d'action. Il s'agit plutôt d'un grand roman descriptif. Le plaisir de lecture réside dans les petits détails de l'expédition et dans les découvertes que fera Elisha au fil des jours. C'est aussi un roman étonnant qui peut passer, en l'espace de quelques pages, d'une scène d'expédition en plein coeur de la forêt à une séance de spiritisme. La relation père-fils est au coeur du roman, même si Elisha et le révérend ne passent pratiquement pas de temps ensemble. L'idée de leur relation est sans cesse abordée et chacun pense à l'autre, se questionne, tout au long de leur périple respectif. On peut d'ailleurs percevoir leur relation comme une longue expédition, comme un long moment à s'apprivoiser pour enfin, se comprendre. Les dernières pages m'ont beaucoup émue.

Un roman étonnant, bouleversant, sur le souvenir, la rédemption, les relations père-fils et les désillusions. Un grand roman.

Quelques extraits:

"Enfant, il passait ses journées sur la berge, à capturer des vairons dans le creux de ses mains pour étudier leurs écailles vernissées, leurs nageoires translucides et leurs yeux sans regard. Certains jours il restait des heures immobile, jusqu'à ce qu'une queue d'hirondelle descende en voletant vers la flaque d'eau pure qui s'étirait à ses pieds. Il aimait la secrète beauté de toutes ces choses, les petits détails qui ne se révélaient qu'à un regard patient. Sous son apparente simplicité, le ruisseau possédait la complexité d'une symphonie." p.18

"Le pasteur songea qu'il avait passé sa vie à traquer chez les autres les fautes vénielles, ennuyé par leurs pénibles confessions, se demandant ce qui les empêchait d'apprécier la belle énigme de l'existence. Bien sûr, leurs vies étaiet plus rudes qu'il ne pouvait l'imaginer. Son propre monde était aussi limité, aussi artificiel qu'une huile miniature. Il avait tant de choses à se faire pardonner." p.422