Christo, Package
Les rues de Paris sont un ravissement perpétuel pour les amateurs d’architecture. Tous les styles s’y trouvent, même les plus étranges et les plus rares, comme le néo-égyptien. Il n’y a guère que deux bâtiments de ce genre à Paris, deux cinémas désaffectés. Le premier, bien réel, le Louxor, se situe à l’angle du boulevard de La Chapelle et du boulevard Magenta, dans le dixième arrondissement. L’autre, le Londres-Louxor, fruit de l’imagination de Jakuta Alikavazovic, se situe dans un obscur passage, quelque part entre la Bourse et l’Opéra-Comique, dans le deuxième arrondissement. Dans le prologue de ce roman si singulier, la jeune écrivaine relate l'histoire de cet étrange édifice, construit en 1920. Des faits mystérieux et macabres s’y sont régulièrement déroulés, de la mort mystérieuse en 1931 d’une spectatrice étant passée devant le faisceau du projecteur pendant qu’on passait Nosferatu, à la disparition, en 1974, de la fiancée du projectionniste dont le cadavre sera retrouvé quelques années plus tard dans le faux plafond. Devenu déficitaire, le Londres-Louxor est abandonné avant de devenir, en 1994, un club servant de lieu de réunion à la diaspora yougoslave. Le siège de Sarajevo, le plus long de l'histoire moderne, est commencé depuis deux ans et ne s’achèvera qu’en 1996. Il était en tout cas normal qu’un lieu si atypique attire ces êtres décalés que sont les exilés :« Cet étrange bâtiment néo-égyptien leur est familier : c’est une deuxième maison, ce qui est très triste dans la mesure où le Londres-Louxor n’est pas un endroit réel mais une construction imaginaire, une abstraction. Le Londres-Louxor n’est pas un point mais une distance. Ces jeunes gens sont à leur place, déplacés, ils appartiennent à une géographie des failles et des écarts. »
Déplacés, ces jeunes gens le seront toujours, ne serait-ce qu’à cause de leurs noms dont les consonances les priveront à jamais d’être pleinement Français. Chassés d’un pays en guerre et réfugiés dans un autre bien méfiant à leur égard, ils sont condamnés à être apatrides. De même que le Londres-Louxor n’est ni à Londres, ni à Louxor, ces réfugiés, ne seront plus jamais yougoslaves et ne seront jamais tout à fait Français, car la question de leur origine se posera et se reposera encore. Jakuta Alikavazovic le sait. Bien que née en France, on lui demande toujours d’où elle vient. Esme et Ariane, elles, sont nées là-bas, mais ont eu la chance, toutes petites, de pouvoir monter dans le dernier avion ayant pu décoller de Sarajevo en 1992. Les deux sœurs ont été élevées à Paris par un oncle qui, comme beaucoup d’artistes-peintres, a fini peintre en bâtiment et qui a participé aux travaux de rénovation du Londres-Louxor. C’est dans ce mystérieux cinéma que se réfugie de plus en plus souvent Esme depuis que sa sœur à disparu. La dernière photo d’elle la montre en train d’embrasser un sphinx de pierre du Londres-Louxor… L’un des talents de Jakuta Alikavazovic est, au début de ce livre, de nous plonger dans l’ambiance sépia des vieux films d’épouvante ayant pour objet l’Égypte et ses mystères. Le fantôme de la momie incarnée par Boris Karloff rôde. Il s’agit cependant d’une fausse piste. C’est plutôt dans le genre policier que la suite du roman semble s’inscrire et, pour cela, Jakuta Alikavazovic se réfère à un célèbre fait divers qui eu lieu le 10 février 2008. On apprend en effet qu’Ariane a disparu dès son retour en France, après son stage à la fondation Bührle de Zurich où elle a été prise en otage par les braqueurs qui réussirent à s’emparer de quatre tableaux, Le Jeune garçon au gilet rouge de Cézanne, Le Champ de coquelicot près de Vétheuil de Monet, Les Branches de marronniers en fleur de Van Gogh et Le Comte Lepic et ses filles de Degas.
Degas, Le comte Lepic et ses filles
Bien que ce soit certainement le hasard, les deux sœurs peintes par Degas ressemblent étrangement au portrait psychologique que fait l’auteure d’Esme et d’Ariane. La petite fille de gauche est floue, effacée, ses traits sont aussi indéterminés que le sont les contours de son vêtement, alors que la petite fille de droite semble imposer sa présence au peintre qu’elle fixe de son regard étrangement mature. Or, Esme est décrite comme une fille « absente et abstraite », silencieuse, effacée, évanescente, tellement en décalage avec la réalité que, suite à l’une de ses apparitions à la télévision lors d’un débat littéraire, un critique, Anthony Tremain, dit Anton, écrira qu’« on a peine à croire qu’elle sache épeler son nom. » Il n’y a peut-être pas de reproche plus difficile à encaisser pour un écrivain, de surcroît un écrivain à succès. Si cela n’empêchera pas Esme de le prendre pour amant et de vivre avec lui, c’est parce qu’en réalité Esme n’a jamais écrit une ligne des romans qu’elle signe de son nom : elle n’est que le prête-nom d’un écrivain célèbre. Être un masque convient parfaitement à sa personnalité évanescente :
« Or Esme connaissait tout de la perte, Anton en était convaincu. Par exemple la facilité avec la quelle elle oubliait les choses, comme si c’était une seconde nature – véritablement, elle faisait de l’oubli l’un des beaux-arts. La façon dont les choses se dissolvaient dans son esprit, les tableaux qu’elle avait vus, les films, même leurs conversations – c’était de toute beauté. Anton avait peur, s’il restait trop longtemps en dehors de son champ de vision, qu’elle l’efface totalement. Tant elle semblait comprendre ce mouvement des choses qui allaient à leur perte. Mais si cela devait arriver, il ne disparaitrait pas pour autant de son côté. Esme vivait dans une démocratie absolue du visible et de l’invisible. Elle ne voulait rien du passé – le passé n’existait pas. L’absence était son art ; elle seule, à la rigueur, pouvait être perceptible. Les présences trop appuyées l’incommodaient. Elle était à l’aise dans les lacunes et les ombres. »
Ariane, elle, est tout le contraire de sa sœur : sûre d’elle, impudique et si nostalgique de ses origines que cela la conduisit à fréquenter de bien louches exilés aux discours extrémistes. Alors, le doute s’instaure : Ariane a-t-elle été victime de ce braquage ou a-t-elle été complice ? Pour que Le Londres-Louxor devienne un roman policier, il faudrait une enquête. De cela, pourtant, Esme est bien incapable. Accompagnée d’Anton qui a cessé de lire, qui, apercevant son reflet dans l’un des miroirs de l’ancien cinéma, s’aperçoit que, comme par contagion, il a maintenant lui aussi l’air « ailleurs », Esme se contente d’aller au Londres-Louxor et d’attendre, de faire peu à peu connaissance des personnages atypiques qui hantent les lieux : un sexagénaire dont l’identité réelle sera révélée à la fin du livre qui passe pour être Mexicain parce qu’il boit du mezcal à longueur de journée et qu’on appelle le Mime parce qu’il ne s’exprime que par gestes, sans jamais prononcer un mot ; Ürs, le physionomiste, une brute épaisse, qui reconnaît du premier coup d’œil ceux qui, trop normaux, ne sont pas dignes d’entrer dans les lieux ; Erol, le géant débonnaire qui espère faire fortune avec ses Barbitchcock, des poupée à l’image de Tippi Hedren et, enfin et surtout, le Vice-Président, le mystérieux hôte qui réitère inlassablement des voyages entre le France et la Bosnie-Herzégovine pour aider, à l’aide d’échantillons d’ADN, les réfugiés à savoir quel destin funeste a été réservé aux membres de leur famille.Le Londres-Louxor qui a failli être un roman fantastique puis failli être un roman policier devient brusquement un roman métaphysique lorsqu’il va être question d’un mystérieux groupe artistico-terroriste travaillant sur le concept de disparition, un « art de la perte ». Il s’agit de faire disparaître des objets, des œuvres, leur absence devenant ainsi plus visible que leur présence. Notons que c’est là tout le sens du travail de Christo. Lorsqu’à l’automne 1985, les Parisiens découvrirent que le Pont-Neuf avait disparu, emballé par l’artiste, ils s’offusquèrent de ne plus voir ce qu’il avait cessé de regarder depuis longtemps, le Pont-Neuf ayant depuis bien longtemps cessé d’être une œuvre magnifique pour être réduit à un simple lieu de jonction emprunté quotidiennement par des Parisiens pressés pour passer d’une rive à l’autre de la Seine. Et, de même que les Parisiens redécouvrirent avec des yeux innocents le plus vieux pont de la capitale lorsque les bâches furent retirées, sans doute prêtera-t-on plus attention aux tableaux disparus lorsqu’ils réapparaitront. Et si cette réapparition pouvait servir à écrire le Livre des Morts de la Bosnie, alors l’intérêt de ces kidnappings d’œuvres aura été double…
Ce deuxième roman signé par Jakuta Alikavazovic est une réussite. Il n’y a guère qu’un petit chapitre consacré au Salon du Livre qui est comme de trop car sans intérêt. Les décors et les personnages incertains créent une ambiance mystérieuse, ou plutôt des ambiances mystérieuses, puisque l’on passe naturellement d’un genre à un autre. Sur l’écran de ce cinéma hors d’usage, évoluent des ombres que l’on se plaît à suivre, l’élégance de l’écriture étant au service d’un propos intéressant et réfléchi sur l’état de l’Europe moderne.
Jakuta Alikavazovic, Le Londres-Louxor. Éditions de l’Olivier. 16, 50 €