Altarriba - Kim © Denoël - 2011
Un nonagénaire se défenestre du quatrième étage de sa maison de retraite. Ce fait réel est le point de départ de l’album, une longue chute durant laquelle cet homme voit défiler sa vie… et quelle vie !
« Dernier fils d’une famille rurale, le père d’Antonio Altarriba naît en Aragon à l’orée du 20è siècle. Son idée fixe est de quitter son village pour les lumières de la ville. Il rallie les cohortes d’Espagnols, sans pain ni toit, exploités, exposés à toutes les rigueurs du temps : chute de la monarchie, Seconde République, guerre civile, dictature de Franco, exode, 2è Guerre Mondiale, retour et exil intérieur… » (pitch du rabat de couverture).
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Les premières pages sont consacrées aux derniers moments de vie du personnage principal. Pour une fois, ce n’est pas un euphémisme d’employer le terme « héros ». Alors que le lecteur n’a pas encore eu le temps de faire sa connaissance, on assiste à sa « mise à mort », acte réfléchi et lucide. Avouez qu’il y a de quoi intriguer le lecteur !!
On découvre ensuite sa vie de manière chronologique ; on prend rapidement conscience de l’importance de ce témoignage qui livre l’histoire d’un homme malmené par les événements qui ont agité son pays au début du siècle dernier. C’est, pour tout lecteur, l’occasion de découvrir l’histoire espagnole de manière différente, comme Maus le fut à une autre époque. Ici pourtant, le récit n’a pas la force de l’œuvre de Spiegelman mais l’avantage de découvrir un tel parcours en BD permet, une nouvelle fois, d’humaniser ce récit et de toucher le lecteur.
L’album se découpe en quatre chapitres. Chaque chapitre représente un étage de la maison de retraite. Chaque étage est consacré à une période de la vie du père de l’auteur : 3è étage pour la période 1910/1931, 2è étage pour les années 1931-1949, 1er étage pour 1949-1985 et sol pour la dernière tranche de vie : 1985-2001. Un Prélude vient compléter le tout, une occasion qu’Antonio Altarriba saisit pour dire à quel point cette démarche était importante pour lui, raconter ce que ce travail d’écriture lui a coûté et ce qu’il représente aujourd’hui pour lui. Il nous explique la manière dont la narration s’est progressivement construite ainsi que son choix d’opter pour un transfert « ou plutôt de transsubstantiation, qui me transformait en mon père ». En effet, l’histoire est écrite à la première personne afin de permettre au lecteur d’être en rapport direct avec le héros.
On voit tout d’abord l’enfance de ce père. Il n’a que 8 ans lorsque son propre père, un fermier rustre et violent, le déscolarise pour le faire travailler dans les champs. L’enfant n’aspire pourtant qu’à suivre ses études pour apprendre à lire, à écrire et pouvoir enfin quitter sa campagne natale. Il concrétise son rêve quelques années plus tard après une fugue qui se solde par un échec cuisant. Contraint de revenir chez ses parents, ce n’est qu’à 21 ans qu’il prend enfin son envol. On le voit mûrir, tisser des liens d’amitié, se positionner et s’investir corps et âme pour défendre une cause qu’il estime juste. On le voit tiraillé entre sa survie (rentrer dans le moule) et la défense de ses idéaux. Sur son chemin, beaucoup d’obstacles : guerre civile, dictature de Franco, action de la Centurie Francia… Comme je le disais plus haut, c’est pour nous l’occasion de revisiter l’histoire espagnole et les événements qui l’ont animée durant le 20ème siècle.
Le rythme narratif est soutenu voire verbeux sur certains passages pourtant, la richesse des dialogues et de la voix-off est une des qualité de cet album.
Graphiquement, l’ambiance est réaliste, le trait est délicat et riche en détails. Kim travaillait sur ce projet depuis mai 2005… Il lui aura fallu quatre années pour illustrer ce témoignage. Le hasard a voulu qu’il a livré les dernières planches de l’album le jour où le père d’Antonio Altarriba aurait fêté ses 99 ans. Une coïncidence à laquelle le scénariste n’est pas resté insensible. L’album est en vente en Espagne depuis 2009, les lecteurs lui font généralement bon accueil. L’auteur confie, dans les bonus, que c’est une sorte de réparation pour lui, comme s’il déculpabilisait enfin d’avoir tourné le dos à son père en 2001 quand ce dernier a formulé cette demande :
Je n’en peux plus fils. Il faut que tu m’aides. J’ai essayé, mais j’ai pas réussi… Tue-moi.
… Antonio était partit sans lui répondre. Ce travail d’écriture est avant tout un travail de deuil, de prise de recul et d’acceptation de soi… ce n’est qu’ensuite qu’il est devenu un support permettant de transmettre au grand public un témoignage historique important.
Un ouvrage intéressant mais son personnage n’est parvenu à me toucher que dans le dernier chapitre. J’ai beaucoup appris sur les événements qui ont agité l’Espagne au cours du siècle dernier. Il y est question d’honneur, d’idéaux, de sentiments, de guerre…
J’ai lu cet ouvrage à la même période que La mort dans l’âme de Sylvain Ricard et Isaac Wens et je n’ai pu m’empêcher de faire des parallèles entre les récits : similitudes dans la manière d’aborder les rapports père-fils.
Le Premio Nacional del Comic l’a consacré meilleur graphic novel de l’année 2010.
L’avis de Cely, Yvan et de Mr Zombi.
Extraits :
« Les luttes fratricides que j’ai vécues m’ont appris que les hommes ne devraient avoir d’autres villages que le genre humain » (L’art de voler).
« La Guerre sépare les destins avec la même indifférence fortuite qu’elle les unit » (L’art de voler).
« Je n’ai jamais compris la stratégie des résistants. Peut-être en raison du genre d’opérations qu’ils menaient dans ce coin reculé de la France. Peut-être parce que j’étais habitué en Espagne à plus de tragédie et d’héroïsme. Peut-être parce que j’avais vu trop d’injustices pour croire encore au combat… » (L’art de voler).
« Lucio n’était pas le seul à avoir retourné sa veste. La simple survie exigeait une adhésion inconditionnelle au régime. Il ne fallait pas seulement renoncer aux vieux idéaux mais être encore plus royaliste que le Roi. Ces changements trahissaient une tragédie personnelle aussi profonde qu’inavouable… Ce n’était pas de la trahison mais du suicide idéologique… Pour affronter le présent, ils devaient enterrer le passé, mourir pour rester vivants. (…) Mon mariage aussi fut un enterrement. Je dus enterrer ma dignité et mes idéaux, seul moyen de commencer une nouvelle vie. Comme nombre d’Espagnols, j’appris à vivre sur mon propre cadavre » (L’art de voler).
L’Art de voler
One Shot
Éditeur : Denoël
Collection : Denoël Graphic
Dessinateur : KIM
Scénariste : Antonio ALTARRIBA
Dépôt légal : avril 2011
Bulles bulles bulles…
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––ë–L’art de Voler – Altarrbia – Kim © Denoël Graphic – 2011
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