L'Occident : une frontière mentale (suite 2/3)

Publié le 23 octobre 2011 par Egea

Le premier billet évoquait l'extension géographique de l'Occident. Celui-ci interroge son expansion culturelle.

source (titre du billet : pourquoi la révolution Tunisienne va se propager à l'occident )

Ce fut aussi le triomphe de la raison, forcément individuelle. L’interrogation des philosophes politiques classiques (Hobbes, Locke, Machiavel, Rousseau) rejoint celle des philosophes purs (Leibnitz, Descartes). L’Occident organise le passage du groupe à l’individu, qu’on l’appelle homme, personne ou citoyen. De sujet (du roi), presque objet, il devient sujet (philosophique) et donc acteur. La Révolution, les révolutions organisent ce triomphe de l’individu qui ne cesse d’étendre son empire en même temps qu’il se parcellise. L’Occident distingue, sépare, discrimine, différencie : il identifie les individus, désormais les rois de son univers, les seuls critères de son action et de son jugement.

Pourtant, effet de la modernité, le mot allait délaisser ce cadre pour accueillir de nouveaux sens. Car il faut bien expliquer cette domination qui surprend les Européens (pardon, les Occidentaux) eux-mêmes : Pizarro conquiert le Pérou avec 180 hommes et trois navires : comment est-ce possible ? Le plus souvent, on justifie cette domination par l’inventivité technique des Occidentaux. Alors, l’Occidental est celui qui maîtrise et développe la technique. Les Chinois inventent la poudre ? Mais ils ne savent en faire usage, à la différence des Occidentaux qui multiplient les révolutions industrielles, dès le Moyen-Âge. Relisez le roman de Jules Verne, « L’île mystérieuse » (voir mon billet), où des naufragés perdus au milieu de nulle part recréent tout à partir de rien, et redonnent vie à la civilisation occidentale : ce mythe technologique et rationaliste dit tout de l’Occident. Cela explique aussi que finalement, un peuple non européen et non blanc soit finalement agrégé à l’Occident. Après la révolution du Meiji, après surtout sa victoire sur les Russes en 1904, le Japon appartient à l’Occident. A la fin du XX° siècle, on décrit le monde développé comme la triade avec trois sommets au triangle occidental : Europe, Etats-Unis, Japon.

Développé ? Voici apparaître une nouvelle notion qui sera prégnante tout au long du XX° siècle. Avec le triomphe des émergents de la fin du XIX° siècle (Etats-Unis, Japon, Allemagne) qui prennent le dessus sur la puissance impériale d’alors (l’Angleterre) dans un contexte de forte mondialisation, c’est la question du « développement » qui entre en ligne de compte. Il est économique, il ne faut pas s’y tromper. Le développement obéit aux lois de l’économie de marché. Il est libéral. Du moins jusqu’à ce qu’une doctrine alternative ne vienne s’opposer. Le marxisme dénonce justement le capitalisme libéral et prétend apporter une nouvelle voie de développement. Alors, l’Occident se rétracte, et bien que le marxisme soit d’origine occidentale (Marx et Engels sont allemands), il s’implante dans des territoires qui ne sont pas naturellement « occidentaux » : la Russie dans un premier temps, puis la Chine et d’autres pays décolonisés (Cuba, Viêt-Nam). Cette complication introduit une simplification apparente : l’Occident redevient alors « l’Ouest », ce monde libéral rassemblant l’Europe, les Etats-Unis et quelques autres, face à un « Est » soviétiforme. La bipolarité de la guerre froide réordonne le monde, en le schématisant.

Toutefois, dès cette époque-là, cet « Est-Ouest » peine à recouvrir la réalité du monde. Entretemps en effet, les décolonisations sont intervenues. L’Occident n’est plus aussi dominateur, ou du moins sa domination change de forme : il tient toujours les grands rouages du monde, Conseil de sécurité des Nations-Unies, OCDE, FMI, Banque Mondiale, OTAN, OMC, … Les Etats se multiplient, ils imitent la forme étatique, celle-là même qui soutient les grandes nations occidentales, au point qu’on s’interroge sur la viabilité de ces Etats, les uns micro, les autres gris, ceux-ci voyous, ceux-là faillis…. Autant de pâles copies de l’original : l’Etat occidental dont la forme westphalienne ordonne le monde. Rien ne trouble la bonne conscience de l’Occident, d’autant plus qu’il a vaincu son double, ce jumeau maléfique et soviétique qui le menaçait en le reproduisant. Il ne voyait pas, pourtant, que ce double en s’opposant lui permettait de vivre. Car l’Occident a besoin de la critique pour exister.

L’Occident se croit en effet le lieu de la raison, donc du doute. La raison n’existe que par son esprit critique, sa remise en cause de l’existant, la permanente interrogation des choses et des situations, à la base de l’esprit scientifique et de la construction politique. Être occidental, c’est douter. Le soviétisme introduisait une dialectique féconde, puisqu’elle encadrait ce doute dans un repère commun. Sa disparition éclate le repère, au moment justement où des modèles alternatifs apparaissent.

On a cru un moment à l’hyperpuissance, cette hybris vertigineuse de celui qui se retrouve seul au faîte du monde et en tire un orgueil, forcément démesuré. Mais on dévale toujours du Capitole, et la nouvelle Rome doit suivre le destin de son ancêtre, n’en déplaise aux partisans d’un nouveau siècle américain. On a cru un moment à une fin de l’histoire (F. Fukuyama), à une occidentalisation du monde (S. Latouche). Et il est vrai qu’on observe partout l’acceptation du libéralisme économique et de la mentalité technicienne qui sont des signes de l’Occident. Cela suffit-il pour autant ?

(à suivre)

O. Kempf