Beaucoup de gens ne supportent pas ou mal le dodécaphonisme et l'atonalité de Lulu d'Alban Berg. Beaucoup partent avant la fin - l' Opéra ne remplit pas- et c'est bien dommage car l'oeuvre inachevée d'Alban Berg( Friedrich Cehra reprendra l'acte III laissé en friche)est sans doute ce qui pourrait s'approcher le plus du drame expressionniste total avec d'abord un livret (tiré de deux oeuvres du dramaturge Frank Wedekind) , l 'Esprit de la terre (Ersgeist) et La Boîte de Pandore (Büchse der Pandora)sur la musique expressionniste rêvée ou cauchemardée du grand compositeur. Pas plus il n'était possible pour le créateur autrichien d'envisager un hiérarchie entre les notes(un vrai système égalitaire sans dominante) pas plus il ne jugera le catholicisme dominant au point d'envisager un temps le protestantisme pour revenir à la case départ. Un esprit libre, Berg, libre d'être tourmenté au point de faire pousser à Lulu(aujourd'hui l'américaine Laura Aikin ) un cri primal si déchirant qu'il en deviendra dans la mort, cri de l'Ange.
La Belle est la bête
La créature , immortalisée au cinéma par Louise Brooks est une femme fatale dont on ne sait jamais si elle est ange ou démon. Patricia Petibon, en fait une "ingénue perverse", véritable contresens dans la mise en scène récente et un peu fade d'Oliver Py au Liceo de Barcelone. Laura Aikin dans la reprise donnée ces jours-ci à l'Opéra Bastille est autrement plus rigoureuse et à la hauteur des exigences de cette oeuvre magistrale dont on a dit qu'elle était synonyme de la fin de l'Opéra. Car Lulu (prononcez Loulou) est une bête, sans nom que certains des autres personnages de l'oeuvre; ne parviennent pas même à dénommer. Jusqu'à son père incestueux.
Glamour s'abstenir
Goûtons juste cet extrait (Acte 2,1 )...( le Docteur Schoen à Lulu) : "Et toi , espèce de créature qui me traîne jusqu'au martyre dans la merde ! Ange exterminateur! Fatalité inéluctable ! Toi, la joie de mes vieux jours ! La corde pour me pendre !...(réponse de l'intéressée) Lulu :Comment trouves-tu ma nouvelle robe ?
Violente la pièce ? Le mot est faible surtout quand on songe qu'elle a été écrite en 1895.
Le personnage féminin est un des plus modernes du théâtre d'abord parce que Lulu n'est pas une séductrice. Les hommes tombent amoureux d'elles alors qu'elle n'a rien fait pour cela . A un carrefour de leur vie , ils lui cèdent. Elle est l'élue, cette femme fatale, rappelle Michel Onfray mais elle n'a pas le droit d'élire". Fille de rien , elle n'a pas de nom . Ces griffes creusent des "plaies cruelles " dans la chair tendre de ceux qui fléchissent à ses appels sensuels. Au final, Lulu deviendra la proie de plus bête qu'elle. Dans un monde où règne la bestialité des hommes,c'est Jack l'Eventreur, une figure de l'imaginaire morbide , qui l'effacera à l'arme blanche. il faudra au moins cela, dans un tutti de l'orchestre pour couvrir cet insupportable montée de l'angoisse,un cri porté des coulisses, un cri d'agonie recouvert aussi par la de la voix de la Comtesse Geschwitz (Jennifer Larmore) qui meurt elle aussi de façon plus supportable. La mise en scène de Willy Decker est admirable à bien des égards . Le choix d'un amphithéâtre d'où une multitude de figurants incarnent un seul homme (ils se déplacent groupés) rappelle le cinéma expressionniste de Fritz Lang. Le dispositif permet une deuxième"scène" sur laquelle se déroule le drame et où Lulu paraît la victime d'un voyeurisme permanent et obsessionnel de ces "M" maudits qui arpentent menaçants les sièges d'un peep show géant.
En chemin on croise Otto Dix,la pornographie d'un canapé "lipstick", une représentation morcelée du corps de la femme. L'oeuvre nécessite une concentration éprouvante tant pour le public que pour le directeur musical (Michael Schonwandt) qui mène cette tragédie jusqu'à son dénouement lugubre avec beaucoup d'énergie contenue.La distribution est brillante et expérimentée, d'un spécialiste de l'oeuvre comme Franz Grundheber en Schigolch(et qui chanta aussi dans la version de Py) aux basses percutantes de Scott Wilde (vu en d'autres temps comme comploteur verdien d'un Bal masqué ) à Victor van Halem (monumental directeur de théâtre ou athlète). Mais la palme revient à Laura Aikin, incontestable dans le rôle au niveau mondial.
Dommage vraiment que certains quittent la salle avant avant la fin ...