Bruno Dumont est un cinéaste un peu à part.
Ses films, presque tous tournés dans le nord de la France – sa région d’origine – avec des acteurs non-professionnels ou inconnus du grand public, sont très lents, très bruts, avares en dialogues. Un style radical qui divise violemment les cinéphiles et les critiques. On se rappelle, par exemple, la polémique qui avait éclaté lors du festival de Cannes 1997, quand son second long-métrage, L’Humanité, avait remporté trois des prix principaux sous les huées du public.
Les partisans de Dumont louent son style épuré, qu’ils comparent aux films de Robert Bresson, vantent son flair pour dénicher des acteurs atypiques, apprécient la cohérence de ses thématiques. Ses détracteurs fustigent la lenteur de ses films, l’amateurisme de ses comédiens, le manque d’intérêt des histoires racontées…
Bon, disons-le tout de suite, ce n’est pas Hors Satan qui va réconcilier les pro et les anti-Dumont…
Le cinéaste nous entraîne dans le sillage d’un homme étrange, une sorte de SDF taiseux qui vit à la belle étoile, au bord de la Manche, sur la Côte d’Opale. Sa seule véritable amie est une jeune fille qui habite le hameau proche de son campement. Quand elle lui révèle qu’elle ne peut plus supporter les violences infligées par son beau-père, le vagabond décide de prendre les choses en main. Il prend son fusil et abat le paysan d’une balle en plein ventre.
Là, on pourrait penser que le film va se concentrer autour de la cavale de ce curieux duo. Mais ce n’est pas ce qui intéresse Bruno Dumont. Les policiers enquêtent mais n’ont aucune piste sérieuse, le SDF et la jeune femme ne sont pas inquiétés. Il n’y a pas vraiment d’intrigue. Le gars et la fille se promènent dans les paysage de la Côte d’Opale, où ils ont l’air minuscules, et, de temps en temps, se mettent à prier face au soleil ou à la mer.
En fait, Dumont montre la scission entre deux mondes. Il oppose la nature, immense, majestueuse, régie par ses lois propres, au village, à la “civilisation”, caractérisée ici par des baraques en tôle rouillée et des maisons grises assez minables. Il oppose également les hommes. D’un côté des habitants frustres et violents, lubriques, moralement très douteux ou trop lâches pour réagir face au Mal, mais capable aussi, parfois, d’actes de générosité comme cette main qui tend au SDF un morceau de pain pour qu’il puisse manger. De l’autre, le vagabond, vivant libre de toute attache, à son rythme, profitant des fruits de la nature, chaste, humble et paisible, mais aussi capable d’accès de violence pour préserver son harmonie.
On retrouve là le thème de prédilection de Bruno Dumont : la description d’une humanité en perdition, ballottée entre le Bien et le Mal, rongée par la violence et l’incommunicabilité, dérisoire face à l’immensité de la nature, mais potentiellement sauvée par la foi.
Comme un écho au titre de son premier film, La Vie de Jésus, le réalisateur transforme son personnage central en une figure quasi-christique, qui réalise des miracles et débarrasse le village du Mal qui le ronge de l’intérieur. Il empêche les salauds de nuire, débarrasse une fillette de tous ses maux en l’embrassant, éteint un incendie en marchant sur l’eau et permet, comme dans Ordet, une des références du film mystique, la résurrection d’une jeune femme.
Dans le même temps, il s’agit d’une figure ambigüe. Si on débarrasse le film de cet enrobage mystique, l’homme n’est rien d’autre qu’un vagabond qui tabasse, tue, et viole. Ce qui nous ramène là encore à l’idée d’une société violente et perverse…
A chacun la liberté de s’interroger sur ces notions de Bien et de Mal, de civilisation et de nature, de foi et de morale…
Voilà pour le fond, mélange de réalisme social et de philosophie mystique. Un dosage qui ne plaira pas à tout le monde, voire qui laissera perplexe bon nombre de spectateurs.
Sur la forme, c’est du cinéma “minimaliste” : trois types de cadrage, extrêmement précis, beaucoup de plans fixes à la beauté indéniable, mais qui traînent en longueur, un rythme assez contemplatif, peu de dialogues, pas de musique, mais un gros travail sur le son. Là encore, les avis vont être partagés…
Et nous dans tout ça, qu’est-ce que l’on en pense, concrètement?
Eh bien, on ne peut pas dire que ce type de cinéma radical est ce qui nous transporte le plus. On ne va pas le cacher, on a trouvé le film ennuyeux, trop lent, trop rébarbatif.
Faire gambader les deux personnages principaux dans la campagne, ça va cinq minutes, mais sur les deux heures que dure le film, c’est plombant. Beaucoup de scènes sont redondantes et atténuent la force du propos.
Pourtant, on s’est aussi laissé envoûter par cette mise en scène. Les images sont magnifiques, bénéficient d’un gros travail sur la lumière de la part du chef-opérateur Yves Cape. Et chaque plan est maîtrisé techniquement par un cinéaste qui sait ce qu’il recherche. Le côté jusqu’au-boutiste de sa narration force le respect dans un septième art trop souvent formaté selon les contraintes commerciales.
Même avis mitigé concernant les acteurs. Si on a trouvé le duo d’interprètes principaux, David Dewaele et Alexandra Lematre, plutôt convaincant, avec une belle présence à l’écran (heureusement, vu qu’ils sont de quasiment tous les plans…), les seconds rôles, eux, jouent carrément faux et agacent prodigieusement.
Nos sentiments sont donc assez partagés, entre rejet et fascination.
D’un côté, on ne peut cacher l’ennui profond que nous a inspiré ce film trop long et trop répétitif, de l’autre, on a envie de saluer le talent singulier de Bruno Dumont, qui continue vaille que vaille d’aborder ses propres thématiques, de créer son propre univers, et d’oeuvrer pour un cinéma différent. Hors système…
En tout cas, Hors Satan est indéniablement une expérience cinématographique curieuse. Au choix trip envoûtant ou épreuve masochiste… Les plus téméraires d’entre vous iront se forger leur propre opinion…
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Hors Satan
Réalisateur : Bruno Dumont
Avec : David Dewaele, Alexandra Lematre, Aurore Broutin,
Valérie Mestdagh, Christophe Bon, Dominique Caffier,
Origine : France
Genre : Errance philosophico-mystique
Durée : 1h49
Date de sortie France : 19/10/2011
Note pour ce film : ●●●○○○
contrepoint critique chez : Le Nouvel Obs
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