Energies de la perception et de la parole

Publié le 23 octobre 2011 par Anargala
Garuda quelque part au-dessus de l'Arkhangaï
Suite du Tantra de la Danse de Kâlî.
Les soixante-quatre yoginīs ont disparues dans l'espace, mais Bhairava reste là, planté face à la Déesse. Il la supplie de lui montre le "secret qui gît dans le cœur", la "réponse ultime". Et il la voit. C'est "le secret qui n'est pas une doctrine, vide, la grande peur" pareil à "un tas d'ossements entouré de lances et de têtes tranchées". Bhairava contemple cette merveille. Mais il avoue qu'il n'a pas tout entendu, qu'il ne sait pas tout. Il veut savoir où ont disparues les soixante quatre yoginīs (2, 1-7).
C'est là la connaissance ultime qui repose dans le cœur, la grâce en forme de sagesse intégrale (mahā-prajñā), l'essence du réel, la science ultime, libre de tout point de référence, qui transcende toute comparaison, non duelle, affranchie du duel (2, 7-9).La Déesse dit qu'elle pratique le grand yoga qui consiste à tout engloutir, qui fait peur, car en lui tous les êtres, toutes choses sont dévorées. Les soixante-quatre yoginīs qui planent dans l'espace s'en réjouissent, elles qui dévorent tout. C'est d'elles que naît la connaissance ultime, la gnose kaula. mais ces yoginīs sont la Déesse. Elle précise donc que c'est elle qui donne cette gnose "qui met fin à la fin de tous les phénomènes". Les yoginīs ne peuvent être comblées que par cette connaissance. Cette connaissance est le cœur de la yoginī et sa bouche (2, 10-13). Quant aux yoginīs, elles sont dans la roue de l'espace. Devenues espace, elles portent Bhairava dans l'espace. Fières de cet état, elles jouissent de cet état qui est absence d'état (niḥ-svabhāva-svabhāva)  (2, 14-15).Bhairava demande de quelle façon on peut visualiser dans l'ordre ces yoginīs.La Déesse répond que le yogin doit être concentré pour adorer comme il convient cette roue de l'espace, roue des soixante-quatre yoginīs. Parmi elles, seize incarnent la réalisation de la connaissance, vingt-quatre celle du mantra, douze celle de l'intégration (melāpa), huit celle de la Puissance et quatre celle de Śiva. A chacune de ces familles de yoginīs correspond un type de siddha ("être accompli"). Les yoginīs symbolisent des nuances de la conscience, tandis que les siddhas incarnent les aspects du réel dont on prend ainsi conscience. Autrement dit, les yoginīs sont l'Acte de conscience (vimarśa), la subjectivité; les siddhas sont la Manifestation (prakāśa), l'objectivité. Ensemble, ils représentent tout l'éventail des registres de la conscience de soi. "Conscience de" c'est-à-dire la Déesse et ses yoginīs; "Soi" c'est-à-dire Śiva et ses siddhas. De leur interaction naît toute chose, depuis un brin d'herbe jusqu'à la réalisation de la non dualité intégrale (2, 17-23.).La roue des soixante-quatre yoginīs, ou Roue de l'Espace (kha), ou Roue de la Totalité (vṛnda), comprend donc cinq modes ou familles : Connaissance, Mantra, Intégration, Śakti et Śiva.

Les seize Gnoses


Les seize yoginīs de la connaissance sont la cristallisation initiale du Dieu des dieux. La Déesse dit leurs noms sacrés comme ceux-ci, par exemple :
Rendue impure parce qu'elle a donné naissanceRendue impure parce qu'elle est entrée en contact avec la mortRépudiéeQui va sans mesurePermanenteQui hurle avec violenceQui se tient dans l'absence de hurlementQui dévore violemment en hurlantFin de la finFin de la mortQui donne la mortEssence du réelOrnée de douze joyaux,Dotée du joyau de la connaissanceQui illumine le joyau de l'intérieurQui s'incarne dans la Roue de l'Espace à travers la perception du tempsInstallée sur le grand trône du temps,Qui a atteint l'égalité par la conscience qui est non-phénomèneQui unifie la Roue Fragmentée par la perception de ces fragmentsSuprême rayon de soleilRayon de la connaissanceIdentique à l'espaceSauvagePrésente au cœur de la violenceEnracinée dans l'absence de racineEn forme de oṃ,Remède primordialPrésente à la fin de la fin de oṃ(2, 24-44)
Ce premier groupe correspond à la perception (jñāna) et à ses conditionnements : pur et impur, sang, mort, naissance, féminité, violence (haṭha, d'où haṭhayoga !), hurlement, mais aussi beauté, temps, espace, égalité. Une fois reconnue, les perceptions deviennent perception de la non dualité, manifestation de l'espace au sein de l'espace.

Les vingt-quatre Mantras


Puis la Déesse révèle les vingt-quatre yoginīs du groupe des Mantras. Cette Roue est l'essence des mantras, "l'excellente énergie vitale " (vīrya-varam) présente dans la "non félicité[1], c'est-à-dire les six roues (cakras) immuables, fixes". Elles détruisent les liens du devenir douloureux (2, 45-50).Ces vingt-quatre yoginīs sont, entre autres[2] :
Ornée du son, de la lumière et des rayons[3] en tant qu'état vide de videTerre des mantrasExperte en hurlement[4]Elle "hurle" l'univers entierOn ne peut la faire taire ni l'énoncerPrésente entre les sourcillesExcitée par la destruction de (la dualité) temps non-tempsUltime fraction de tous les mantrasForme omniprésentePrésente dans le sans-formeAu-delà des formes[5]Sans facultésDéploiement de la toute première intuition[6]Grand état dépourvu de nature propre[7]Handicapée, elle est sans pensée au milieu des penséesToujours mentalement déficientePareille à la cavité du bec du corbeauInstallé dans le lotus du larynxUltime félicité personnellePrésente dans le royaume intérieurDépourvue de sujet et d'objetScintillante dans l'espace ultimeNon duelleInfailliblePaixLibre des opposésPrésente dans le royaume du centreRegardant vers le basSans structureQui dévore le tempsAu-delà des mantrasIgnorant les mantrasSans mesureFin des douze (largeurs de doigt)Fin des seize (largeurs de doigt)Conscience sans unité de mesureÉtablie en tant que réelAbîme du réelDépourvue de réel et d'irréelConnaissance au-delà de laquelle il n'y en n'a plusSubtile à l'intérieur, subtile à l'extérieurSans forme, forme de toutSouveraine de l'espaceReine de tous les mantras
Ce "sūtra révèle les vingt-quatre Terres de la Terre des mantras qui vivent dans l'intervalle entre Mitra et Varuṇa" (2, 51-78). Ces deux divinités védiques incarnent le ciel et l'océan et les couples de contraires.
Extrait du chapitre deux du Tantra qui révèle le sens véritable de la Danse de Kâlî

[1] C'est évidement une expression ironique.[2] Car le texte est parfois corrompu et, d'autre part, il m'est difficile de repérer exactement où commencent et où finissent ces noms. Rappelons qu'en sanskrit, il n'y a pas de ponctuation, et les mots sont attachés ![3] Nāda-bindu-kalā (ici, on a la variante nāda-rūpa-kalā) : trois aspects ou étapes de la manifestation consciente que l'on retrouvera dans le dzogchen Nyingthig. On retrouve la totalité des éléments techniques du Nyingthig dans le yoga tantrique kaula, ce que l'on verra dans une série de traductions que nous préparons, dont des textes inédits comme le Bindu-yoga ou le Śāṃbhavī-tantra. [4] Nombreuses allitérations et jeux sur rāva "hurlement", comme dans Bhairava = bhaya-rāva, bhaya-vāha, etc. Ces jeux sonores sont légions mais impossibles à rendre dans une traduction. [5] Le triptyque vyāptirūpa, rūpastha et rūpātīta fait parti du vocabulaire commun à toutes les branches de la tradition kaula.[6] Allusion à une notion de linguistique. Le tantrisme, śivaïte ou bouddhiste, en est perclus.[7] niḥ-svabhāva : présence de l'Idée du Bouddha. État sans état. L'essence est l'absence de d'essence, le vrai A est non-A, etc. Voir les Prajñā-pāramita-sūtras.