Vi-an-poésie
Rien de tel qu’une belle après-midi avec son meilleur ami. Ce samedi, sous un beau soleil d’automne, nous allions tous deux d’un pas décidé reconnaître l’œuvre éparse-pillée de Boris Vian, en expo à la BNF. Double intérêt : un beau livre fraîchement paru qui m’a enchantée, Post-Scriptum, et la longue, longue connivence qu’entretient mon ami avec l’auteur (sur lequel il a même écrit sa thèse universitaire). Quand la curiosité et l’affection mènent à une palpitante balade dans les mots et le temps, parsemée d’inédits réjouissants… On est bien en compagnie de Vian.
Ludique, l’exposition est parfaitement construite autour de l’histoire et l’œuvre de l’écrivain, poète farfelu touche-à-tout, inventeur de mots, « dessineur », scénariste, dramaturge, « trompinettiste » passionné de jazz. En huit époques, huit sections retracent ses prolifiques activités, en papiers, en images, en vidéos et en musique : l’enfance souriante et l’école d’ingénieurs, la découverte du jazz, les romans, la traduction, Saint-Germain-des-Prés, la chanson… On découvre beaucoup, par exemple qu’il traduisit Mademoiselle Julie de Strindberg pour monter la pièce au théâtre ; animait ces fêtes be-bop à Saint-Germain (ah comme on eût aimé y danser !) en compagnie de Jean-Sol Partre, Bovouard*, Gréco ; signait sous un tas de pseudonymes les textes délirants de Jazz News dont il était rédacteur en chef ; nourrissait ces grandes amitiés avec Prévert, ami voisin de la cité Véron, Queneau, autre Satrape du Collège de Pataphysique, Henri Salvador avec lequel il passait ses nuits à écrire des chansons… Vie brève, mais vie de rêve !
"En avant la zizique" dans la salle de musique. On peut réécouter, sous le casque de mise en plis ou sous la douche (oui), Le déserteur, Fais-moi mal Johnny…
Si on sourit beaucoup, on est ému par sa course sans ménagement contre le temps (il se savait menacé par ce problème cardiaque), comme on s’attriste de sa souffrance de ne connaître aucun succès de librairie, à part cette blague-exercice de style écrite en trois semaines sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, J’irai cracher sur vos tombes. Ses manuscrits, d’une claire écriture bleutée, forcent l’admiration. En les contemplant, on se prend à soupirer à l’idée que ce temps-là est bel et bien révolu, où l’on penchait à la pointe d’une plume des livres entiers sur le papier. Tenez, voici deux phrases, lâchées ici ou là dans l’expo, face auxquelles je ne pouvais qu’opiner du bonnet :
« Le monde est aux mains d’une théorie de crapules qui veulent faire de nous des travailleurs spécialisés, encore : refusons… Sachons tout… Soyez un spécialiste de tout. L’avenir est à pic de la mirandole. »
Traité de civisme
« Un homme digne de ce nom ne fuit jamais. Fuir, c’est bon pour les robinets. »
Les bâtisseurs d’empire
Et puis voilà un autre sourire. Dans ses Cent sonnets (en un mot d’oiseau) il écrit :
« A ma muse
Pourquoi me souffles-tu toujours des âneries »
Il convient toujours de sourire : c’est l’élégance même. Mais l’heure est maintenant au Post-Scriptum. Dans ce beau livre paru cette semaine aux éditions du Cherche-Midi, sont publiés des Dessins, manuscrits, inédits, écrits entre les années 40 et 50. J’ai retenu ici trois poèmes ou extraits inédits pour leur amusante, pertinente, simple beauté, et quelques jolies planches, pour vous faire saliver.
Loving the duchess (1942, extrait)
(…) Pauvre je restai beau. L’amour patricien
De la duchesse – allez comprendre les méandres
D’un cœur de femme ou bien d’un cœur de collégien
M’attira vers sa couche au mépris de l’esclandre.
Hélas ! devant la porte, armé de son bougeoir,
Le duc veillait, tuant dans l’œuf mon bel espoir.
A toi de jouer mon cœur (1955)
A tout, je joue du cœur
Je perds, tu gagnes, on pleure
Une autre partie recommence
Cartes truquées, il y a maldo-onne
Rien dans mon jeu… tu m’abandonnes on r’donne
A toi de jouer, mon cœur
Tu perds, je gagne, on pleure
Quel jeu idiot, changeons de disque
Ne jouons plus, prenons des risques
C’est pour de vrai… viens, mon amour.
La chanson du vent (1955)
La chanson du vent
Te dit
Que mon amour t’attend
Je n’ai que toi sur terre
Pour me retenir
Jamais
Dans mes plus beaux rêves
Je n’espérais ton retour
Mais le jour qui se lève
Réveille mon amour
Tu es bien loin
Pourtant
Je voudrais te revoir
Et j’ai crié au vent ma peine et mon espoir.
Je recommande chaudement d’acquérir ou d’offrir ce très bel ouvrage. Le parcours de Boris Vian y est retracé avec une sérieuse légèreté fidèle à l’auteur. A ses débuts, il s’inquiétait : « Il y a des moments où je me demande si je ne suis pas en train de jouer sur les mots. Et si les mots étaient faits pour ça ? » C’est précisément ce plaisir du jeu que Boris Vian transmet aujourd’hui. L’auteur d’un scénario intitulé « Trop sérieux, s’abstenir » s’appliquait sérieusement à la fantaisie, et on devine chez cet artiste une grande bonté – ou est-ce parce que mon esprit l’associe à mon immense ami ? Après la visite, sur un banc des jardins de Bercy, curieusement, notre conversation finit sur le désenchantement, l’énergie molle, les idées simplistes, la bêtise salutaire et la bêtise sale à taire. Et on en rit. Il ne manquait plus que la cheminée fume pour ajouter à la douce chaleur de l’amitié et des derniers rayons de cette si belle journée. Légère, sérieuse. Souriante.
- Post-Scriptum – Dessins, manuscrits, inédits de Boris Vian, édition conçue, commentée et annotée par Nicole Bertolt, avant-propos de Jacques Prévert, préface de Siné, éd. du Cherche-Midi, 29,90 €. Nb. Les textes cités sont la propriété de la Cohérie Boris Vian.
- Boris Vian, exposition à la Bibliothèque Nationale de France, site François-Mitterand, jusqu’au 15 janvier prochain. Quai François-Mauriac, Paris 13e arr. Accès métros Quai de la Gare, Bibliothèque, et Bercy (traverser dans ce cas le jardin puis la passerelle Simone-de-Beauvoir)
* – Noms attribués aux philosophes dans L’écume des jours.
Ps. Ce serait peut-être ça, la bonne devise : « Sérieusement : rire. »
Le chat-sœur du commissionnaire