La fête du printemps approchait, tout le village frétillait d’impatience. Ici les hivers sont rudes, imposant la claustration durant de longues semaines parfois, tant la neige est épaisse et rend les chemins impraticables. Bêtes et gens restent alors dans les habitations, se tenant chaud les uns aux autres. Chacun en prend son parti, habitué par l’usage à ce mode de vie.
Cette année on avait particulièrement souffert, un froid de gueux avait gelé la rivière et la neige durcie par ces froidures extrêmes rendait toute sortie problématique. Le forgeron, cette grande gueule qui n’a peur de rien en avait fait la triste expérience. Voulant braver les intempéries et se moquer du village, il avait décidé de partir à la chasse pour améliorer son ordinaire. Ce n’est que trois jours plus tard, qu’alerté par son absence, le maire avait dépêché une équipe de volontaires pour partir à sa recherche. On l’avait finalement retrouvé, raide comme un mât, bel et bien mort de froid à la croisée des chemins menant aux villages voisins. Rapporter cette grande carcasse congelée n’avait pas été une mince affaire, si on en croit les commentaires qui ne manquèrent pas, les jours suivants à la taverne de la place du marché. Commentaires ironiques le plus souvent, car le forgeron n’était pas particulièrement aimé ici ; il était nécessaire donc on l’acceptait, mais sa grande gueule et le fait qu’il ne soit pas né au village, lui avaient collé une réputation désastreuse. On était quitte pour lui trouver un remplaçant, telle fut la conclusion de son éloge funèbre.
Tout ça pour dire qu’on en avait assez bavé de cet hiver. Alors quand la neige s’évapora, quand la nature montra des signes de renaissance, que les oiseaux refirent leur apparition et que les bourgeons constellèrent les branches en signe de l’arrivée proche du printemps, le maire décida de fêter ce nouveau cycle saisonnier par un banquet suivi d’un bal dont on se souviendrait longtemps.
Tous les ans ce renouveau était salué par des festivités, mais cette fois, elles devraient être à la hauteur des souffrances endurées, ainsi en avait décrété la mairie, chaudement appuyée par l’église qui voyait là l’occasion de redorer son blason. La manœuvre était périlleuse, associer l’église à une célébration païenne risquait d’être mal interpréter par sa hiérarchie, mais le curé prendrait ce risque.
Une affiche placardée sur le mur de la mairie, pour le côté administratif de l’affaire, et une sur la porte de la taverne, pour une diffusion maximum, informa la population du programme des réjouissances. Deux chapiteaux seraient dressés sur la place, l’un accueillerait le banquet offert par la municipalité avec les sous des contribuables, l’autre le bal. Mais avant qu’on ne se remue les gambettes et précédant l’immanquable beuverie accompagnant les tourtes grasses, le curé donnerait une messe exceptionnelle pour remercier vous devinez qui, de vous savez quoi.
Inutile de vous dire que ces perspectives mettaient du baume au cœur des villageois, les sourires revinrent aux lèvres, les plus laids parurent plus beaux, les plus bougons plus aimables, bref, tous se préparaient mentalement pour cette nouba dont on attendait beaucoup. Et s’il en était une qui attendait quelque chose, c’était la Grassouillette.
« La Grassouillette », n’était pas son vrai nom bien entendu, mais c’est ainsi que la nommaient tous les gars du village. Et même certains des alentours. Pour dire qu’elle était connue. Fille d’un couple de fermiers modestes, elle n’offrait pas un parti enviable pour un éventuel prétendant, et comme elle n’avait pas grand-chose d’autre à proposer, son avenir s’annonçait sombre. Le seul bien qu’elle n’eût jamais possédé, elle l’avait dépensé avec un colporteur de passage alors qu’elle était encore très jeune. La rumeur fit le reste, l’habillant d’une réputation trop large pour ses hanches déjà avantageuses pourtant. Depuis, elle cherchait désespérément à se caser, comme on dit, mais à part des sourires moqueurs ou des plaisanteries salaces, elles ne ramenait rien de ses tentatives vaines.
Alors cette fête du printemps, la Grassouillette l’envisagea comme son dernier espoir. Elle jouerait toutes ses cartes, prête à toutes les roueries mêmes les plus basses pour parvenir à ses fins. Elle n’aurait plus une telle aubaine, ou ça passe ou ça casse ! C’est pourquoi, ce matin, bien qu’il fasse encore un peu frais à cette heure et à cette époque, elle s’était lancée dans cette entreprise périlleuse et inusitée. A l’insu de tous, elle s’était glissée près de la rivière sans qu’on la vit, en amont du village là où personne ne va jamais. Abandonnant ses vêtements sur la berge et ne conservant que sa chemise, elle s’approche maintenant de l’eau, entrant à pas menus dans le lit glacial pour subir ce supplice nécessaire à son dessein. Il paraît, avait-elle entendu dire incidemment, que les gens de la ville prennent des bains tout nus pour se laver ! Elle n’en était pas encore revenue de cette découverte, mais puisqu’il le fallait, pour la première fois de sa vie, elle se laverait le cul pour qu’il fasse belle mine quand elle jetterait son dévolu sur sa proie, ce soir durant le bal de la fête du printemps.
Rembrandt Hendrickje se baignant dans une rivière (1654) – Huile sur bois, 61,8 x 47cm – Londres, The National Gallery