C'est au cours du premier tiers du XIXème siècle qu'apparurent, ramenés d'Egypte par de bien peu scrupuleux fouilleurs stipendiés par de non moins peu scrupuleux consuls en place - je pense à Henry Salt ou à Bernardino Drovetti -, de nombreux vestiges de l'antique terre des pharaons que, fort heureusement, purent acquérir certaines institutions muséales européennes.
Le Louvre - ou plutôt le Musée Charles-X de l'époque - ne fut pas en reste grâce à la vigilance de Jean-François Champollion qui fit acheter quelques monuments d'importance, actuellement la fierté de ce Département des Antiquités égyptiennes dans lequel, de conserve, nous déambulons vous et moi, amis lecteurs, depuis la création de ce blog.
Cette histoire à rebondissements - l'origine de la collection de "trésors" égyptiens -, je l'avais déjà racontée dans un de mes premiers articles ; vous m'autoriserez dès lors à ne plus l'évoquer aujourd'hui, sauf pour mentionner que parmi les acquisitions de l'époque figurèrent d'élégants petits objets à la destination fort controversée : les cuillers ornées.
A leur propos, vous n'êtes certainement pas sans ignorer que depuis mardi et jusqu'à la fin de ce mois, j'ai jugé intéressant de reconsidérer la teneur d'un rendez-vous de mai 2008 que nous avions consacré à celles dites "à la nageuse", admirées dans la vitrine 2 de la salle 3.
Lors de notre dernière discussion, j'avais partiellement fait référence à une monographie extrêmement intéressante de l'égyptologue allemande Ingrid Wallert, Der verzierte Löffel : seine Formgeschichte und Verwendung im Alten Ägypten [La cuiller ornée : historique de sa forme et utilisation en Egypte ancienne], dans laquelle, traitant des cuillers caractéristiques du Nouvel Empire, elle distingue trois grandes catégories : celles présentant une main tenant le cuilleron, celles figurant le signe "ankh", communément appelé "signe de vie" et enfin les cuillères spéculaires, c'est-à-dire, en forme de miroir.
Permettez-moi d'introduire ici une petite parenthèse pour répondre à certaines interrogations qui m'ont été adressées cette semaine en soulignant simplement que ces objets ne naquirent pas ex nihilo au Nouvel Empire. Madame Wallert consacre en effet une dizaine de pages de son étude à évoquer les différents aspects qu'ils prirent aux temps préhistoriques. Situant l'apparition des toutes premières cuillers à l'époque badarienne, au IVème millénaire avant notre ère, elle poursuit tout naturellement son parcours chronologique en abordant les deux premières dynasties, puis l'Ancien et le Moyen Empires.
Mais comme c'est au Nouvel Empire que leur développement connaîtra sa plus grande expansion, il est normal que ce soit à cette époque que l'ouvrage fasse la part la plus belle.
Au sein de la première catégorie, donc, le Docteur Wallert dénombre trois types distincts - tout en spécifiant que dans chacun d'eux existent encore quelques variantes - : celui dont le manche est constitué d'un bras au bout duquel le godet est en forme de coquille, celui dont la poignée figure un canidé maintenant la coupelle dans sa gueule et, entre les deux, celui dit "à la nageuse".
Ces élégantes cuillères à l'image d'une jeune femme nue dans une position allongée, les bras tendus et tenant un cuilleron qui, nous le verrons prochainement, peut prendre différents aspects, sont apparues au Nouvel Empire et ont plus spécifiquement connu leur acmé dans l'art raffiné de l'époque d'Amenhotep III, à la XVIIIème dynastie. Ce sont elles et uniquement elles, j'aime à le répéter, qui feront l'objet de cette série d'articles.
Le plus ancien exemplaire connu de ce type bien précis a été retrouvé dans la tombe 2253 d'un des cimetières de Sedment, au sud du Fayoum, à quelques kilomètres à l'ouest de la ville d'Herakleopolis : la pièce date de la seconde moitié du XVIème siècle avant notre ère, en un temps compris entre les règnes d'Ahmose et de Thoutmosis II.
En bois, elle présente la particularité de soutenir une boîte avec couvercle, le tout en forme de fleur de lotus sur la symbolique de laquelle nous reviendrons lors d'un prochain rendez-vous.
Actuellement dans les collections du Musée universitaire de Philadelphie, en Pennsylvanie (The Penn Museum), elle porte le numéro d'inventaire E 14199.
Le classement typologique établi par I. Wallert permet de constater qu'en réalité toutes les cuillers provenant de cette époque font indiscutablement référence à des modèles datant de périodes bien antérieures : ainsi, celles que nous évoquerons mardi et samedi constituent-elles le dernier avatar issu de la première des grandes catégories qu'elle a définies, avec ce motif décoratif que créèrent les artistes dès la IIIème dynastie, à l'aube de l'Ancien Empire donc : un manche figurant un avant-bras se terminant tout naturellement par une main offrant le godet.
Quelques rapides notions de sémantique ne seront pas inutiles pour vous expliquer la raison de ce type de création. L'égyptologue allemande, suivie en cela bien plus tard par son confrère américain, Richard H. Wilkinson, avait parfaitement compris la relation à établir entre le geste évoqué par le bras servant de manche et les hiéroglyphes D 37
, D 38 ou D 39 de la liste de Gardiner, que l'on nomme habituellement "bras offrant" et qui, dans la langue égyptienne, étaient utilisés en guise de signe déterminatif aux verbes "henek", "di" et "derep" signifiant respectivement présenter, donner et offrir. Ce qui, vous en conviendrez amis lecteurs, ne peut que corroborer ce que j'avançais à notre première rencontre, à savoir qu'il s'agit bien de cuillers d'offrande et non pas d'ustensiles faisant partie de la trousse de beauté des riches Egyptiennes désireuses de paraître séduisantes ...Avant d'apposer le point final à cette introduction initiée mardi, il m'agréerait de poursuivre un instant encore dans le domaine lexicologique en abordant non plus la langue égyptienne antique mais cette fois notre idiome français contemporain.
Cuiller à offrande ou cuiller d'offrande ?
Les deux, en réalité, peuvent se comprendre. L'objet est en effet porteur d'une double acception dans la mesure où le cuilleron contenait soit du vin, soit de la myrrhe ou des huiles parfumées destinés à encenser un dieu dans un temple auquel ces produits étaient offerts : on peut donc là utiliser l'expression cuiller à offrande. Parallèlement, la jeune femme étendue présente le cuilleron, posant ainsi l'acte d'offrir son contenu à la divinité, geste représenté par les déterminatifs hiéroglyphiques que j'évoquais à l'instant. Et dans ce cas, il s'agit bien d'une cuiller d'offrande.
Ces quelques prémices établies, en espérant ne pas avoir donné l'impression de couper les cheveux en quatre, il me semble désormais opportun de nous rendre en salle 24 devant la vitrine 13, puis, par la suite, en salle 9, dédiée à la parure : ces nouveaux rendez-vous, les deux derniers avant le congé de Toussaint belge, je vous les propose pour les mardi 25 et samedi 29 octobre.
A bientôt ...