Je rechigne en général à écrire sur le théâtre, parce que je m’y suis beaucoup investie, parce que c’est donc émotionnel, et parce qu’on y revient toujours (un prochain spectacle au printemps prochain, tout arrive). Mais là, c’est pour la bonne, très bonne cause. Le théâtre est, peut-être plus qu’ailleurs, un lieu de création où le talent n’a pas tout à voir avec le succès, et où l’injustice est criante (le monde est un théâtre, disait Shakespeare, et le théâtre est un monde). Donnez beaucoup de moyens à une œuvre mauvaise, et par la grâce sonnante et trébuchante de la communication (attaché de presse, pub) la production sera un succès. Alors que, lorsqu’on produit une œuvre de qualité, si quelques miracles existent, sans pognon pas moyen d’en faire parler (oui on ne prête qu’aux riches, permettez ce raccourci). Mais la scène théâtrale est néanmoins l’un des derniers refuges de vérité. Aussi voici deux pièces très différentes, défendues notamment par de beaux acteurs avec lesquels j’ai eu la joie de travailler [ne me taxez pas de clientélisme, je n'ai rien à gagner à parler d'eux sinon le plaisir de signaler, outre leur travail, qu'ils figurent parmi les très rares êtres fréquentables que ce métier m'a fait rencontrer*]. Leurs productions disposent à peine d’un budget de com et, contrairement aux cachets faramineux des stars qui envahissent les planches, les équipes sont payées à la recette, à savoir : pas de spectateurs, pas de salaire. C’est dire leur engagement.
– Marie Tudor, au Lucernaire
Stupéfiante reine-actrice
Le souffle Hugolien a aussi renversé le théâtre, et le grand Victor a dès ses débuts campé ses drames dans des cadres historiques. La reine d’Angleterre Marie aime un Italien, favori frivole qui s’en va courtiser une jeune orpheline, mais pas n’importe laquelle… L’altesse rêve de vengeance, le tuteur de la jeunette aussi, et le peuple est assoiffé de même. Colère, passion, candeur… Si la mise en scène, habile, suscite quelques réserves (en particulier un monologue qui souffre de négligence de vue actuelle), la pièce est instructive, et les acteurs y sont tous, sans réserve, brillants. En particulier celui qui incarne Simon Renard, aussi troublant qu’un Kevin Spacey (je ne sais pas son nom !) et bien sûr Marie. Florence Cabaret est une merveilleuse professionnelle, exigeante, dévouée, et son interprétation de la reine est fastueuse : femme, monarque, furieuse, faible… Alors que la cour ne l’écoute pas, le spectateur ne la lâche pas une seconde, la suivant aussi dans ses ambiguïtés. L’énergie et la justesse qui sont déployées, par elle et par la troupe, valent sincèrement le déplacement.
– Cravate Club, au Théâtre du Marais
Tandem parfaitement accordé
Cette fois, c’est une pièce contemporaine qui mérite qu’on se déplace. Cravate Club, écrite par Fabrice Roger-Lacan, est une œuvre où les bons mots fusent comme les amertumes. Le soir de ses quarante ans, Bernard, homme-tranquille-marié-trois-enfants, s’attend à trouver chez lui une fête surprise. Mais il apprend, par l’intéressé, que son meilleur ami et associé, Adrien, célibataire-séduisant-sans-enfant, n’y sera pas. Forcément ça coince, et le face-à-face tient ses promesses de rire… et de tension. Le texte, qui interroge les liens amicaux, est parfaitement servi par les deux acteurs : Yves Bertaud, bonhomme bien flippant, et Pierre Khorsand, élégant très percutant, s’entendent manifestement comme larrons en foire pour porter cette pièce à des sommets inattendus. La mise en scène, elle, brille davantage par la direction d’acteurs que par les choix esthétiques, mais ne nuit pas pour autant au plaisir du spectateur. Là encore, la qualité et l’énergie fournies ne décevront pas.
A l’heure où j’entends à la radio une énième interview d’un acteur/metteur en scène qui court les médias, je n’ai aucun, mais aucun scrupule à vous proposer ces pièces. Qualité n’est pas célébrité, et la notoriété se crée, aussi, fort heureusement, par le bouche-à-oreille. Alors, quand vous serez allés voir ces œuvres, parlez-en à votre tour. Vous verrez, vous n’aurez aucun mal à le faire.
- Marie Tudor, de Victor Hugo, mise en scène de Pascal Faber, au théâtre du Lucernaire, 53 rue Notre-Dame-des-champs, 75006 Paris. Métro Notre-Dame-des-Champs. Jusqu’au 27 novembre, u mardi au samedi à 21h30, les dimanches à 15 heures (relâche le 23 octobre et le 6 novembre 2011). Informations et réservations au 01 42 22 26 50, sur les réseaux de résa habituels, ou www.lucernaire.fr
- Cravate Club, de Fabrice Roger-Lacan, mise en scène Jean-Charles Schwartzmann, au Théâtre du Marais, 37 rue Volta, 75003 Paris. Métro Arts et métiers. Jusqu’au 28 octobre 2011, les mercredis, jeudis, vendredis et samedis à 19 heures. Informations et réservations : 01 45 44 88 42 (du mardi au samedi de 14 h à 17 h 30), sur les réseaux de résa habituels, ou www.theatre-du-marais.com
Ps*. Sur cette corporation artistique, voir les propos de Diderot.