On se croirait dans une histoire d'Andersen : un garçonnet haut comme trois pommes paie un livre à la Fnac avec la tirelire qu'il vient de casser. Des dizaines de pièces de 1, 2, 5, 10, 20 centimes d'euros éparpillées sur le comptoir. La caissière farfouille dans le tas, compte et recompte : «25, 30, 35, 40, 50, 60, 80… Il manque 20 centimes !». Elle recompte une nouvelle fois «… 40, 50, 60, 80… Non, il manque encore 20 centimes…». Son visage arrivant à peine à la hauteur du comptoir, le mioche ne pipe pas mot. Je ne sais pas s'il rougit, s'il tord la bouche, s'il roule des yeux, car je ne le vois que de derrière, ses oreilles légèrement décollées, sa nuque dégagée par une coupe de cheveux façon “Guerre des boutons reloaded”.
On devine des mois de restrictions sévères. Une épargne forcée sur l'argent chichement accordé pour le goûter, seul repas de sa journée de famine. Une cagnotte qui s'est remplie avec une lenteur désespérante, jour après jour, en carottant sur le budget cartes Pokémon. Et puis bientôt, greli-grelo, combien j'ai de sous dans mon sabot, ça s'est mis à résonner dans le cochon. Et les yeux de l'enfant se sont remis à briller. Un enfant qui doit vivre entre une marâtre et un père alcoolique, des frères et des sœurs abrutis par les carences et les coups de ceinturon du Thénardier qui boit les allocations familiales au lieu de se droguer avec. J'entends derrière moi un «Pooooin !» sonore d'une mère de famille qui ne peut retenir sa morve devant tant de misère humaine sur un mètre douze.

La scène me laisse de glace. J'imagine que le gosse nous joue une sombre machination. Qu'il va revenir demain à la caisse avec un CD et un kilo de pièces, moins 20 centimes. Puis après demain avec une console Nintendo et une bourriche de pièces. Moins 20 centimes. Puis après-après demain avec un écran plasma et deux sacs poubelle de 50 litres plein de pièces. Moins 20 centimes. Et qu'il y aura à chaque fois une jeune femme émue qui ouvrira son porte-monnaie qui fait “Cloc”, attendrie par la mascarade du petit diable ricanant discretos dans sa barbe pointue. Et toujours une mère de famille pour se moucher bruyamment dans son Kleenex fripé.


Ne pas flancher ! Comme les mineurs chiliens. Faire mon code, prendre le ticket qu'on me tend du bout des doigts, l'air dégoûté devant une telle 
Quel con, aussi ! 20 balles au mouflet, tout à l'heure, et je sauvais ma peau. Je vais crever à coups de talon et de best-sellers, tel un Kadhafi coincé dans les embouteillages de la rue de Rennes. Mon massacre sera filmé par les Iphone et les Galaxy des badauds. Plus tard, le gamin aux 20 centimes se passera les extraits en boucle sur son écran plasma flambant neuf... Soudain, ma fille me secoue : «Ben quoi, tu rêves, papa ! T'as payé on s'en va!»
