Sa mort, je me souviens l'avoir souhaitée plusieurs fois dans le
petit creux de ma tête d'enfant. J'étais calme en attendant le
diagnostic des secours. Et je n'ai pas culpabilisé.
Je me souviens avoir entendu parler de "honte" dans la bouche de ma mère, après l'évènement de la tentative de suicide aux vitamines de "l'autre".
Je me souviens avoir entendu ma soeur dire: "Il s'aime trop pour se tuer."
Nous étions entrés dans une phase où le respect de nous-mêmes devenait une valeur, une primauté. Un mépris féroce contre lui nous animait. Plus de pitié. Plus de peine. Plus de circonstances atténuantes. Plus aucun attachement. Mais la cruauté. La malédiction. Le dégoût total de ses faits et gestes. Paroles et comportements. L'insolence dès qu'il avait le dos tourné. Des tirages de langue et des signes grossiers pour marquer notre victoire secrète. Pour nous prouver les uns les autres que cet être qui était notre "mari" ou "père" n'était autre qu'un individu méprisable et irrespectable. Pour nous prouver les uns les autres que partir n'engendrerait aucune souffrance. Pour nous nous dire que l'amour était une chose formidable qui ne nous concernait que tous les trois. Et surtout pas lui.
Les semaines qui ont suivis ont été les plus redoutables. Les scènes de violence de plus en plus régulières. Les motifs de moins en moins cohérents. Sa violence était devenue son moyen de communication. Son sport quotidien. Son loisir domestique. Son mode de vie. Sa religion. Sa foi. Sa jouissance.
Plusieurs nuits, il m'est arrivé, en essayant de me protéger de ses coups de pieds, accroupi dans le coin d'une pièce, d'apercevoir son sexe en érection, à travers son jogging, ou son slip quand il ne prenait pas la peine de s'habiller pour le faire. L'érection de la bête qui se soulage, en serrant les dents et en hurlant des insultes. Erection de l'énervement. Colère guidée par son sexe enflé. Profanateur de notre faiblesse.
Nous n'étions que des pions qui tentaient d'éviter les coups les plus dangereux. Je ne dormais que d'un demi sommeil pour bondir au plus vite et venir au secours de ma mère ou de ma soeur. L'obsession de rester éveillé n'engendrait chez moi aucune fatigue. La motivation de lui faire la guerre et de l'empêcher d'agir à sa guise était plus forte. Têtu et acharné, je ne lui laissais pas le plaisir de dominer et battre sans difficulté, avec l'espoir à chaque fois, que c'était la dernière nuit que nous vivions ainsi.
Cette dernière nuit, un jour, est advenue.
C'était une de ces nuits froides et enneigées de janvier 1990.
C'était la dernière fois que notre précarité musculaire allait endurer la force de ses poings.
C'était cette nuit-là...
(A suivre)