« Le monde est très ennuyeux ou, ce qui revient au même, ce qui s’y passe est sans intérêt si un bon écrivain ne le raconte pas. »
Vilhelm Hammershøi, Montague street.
Le titre de ce nouveau roman d’Enrique Vila-Matas doit son nom à un poème éponyme de Philip Larkin qui décrit le cortège funèbre d’une vieille prostituée dans les rues de Dublin. Dans l’esprit du Barcelonais, ce poème a une valeur symbolique : celle qui est accompagnée en sa dernière demeure n’est nulle autre que « la vieille et grande putain qu’est la littérature. » La littérature est une nouvelle fois au centre de la réflexion de Vila-Matas. Dans Dublinesca, le lecteur croisera Auster, Rimbaud, Monterroso, Handke, Nabokov, Boccace, Calvino, Shakespeare, Perec, Yeats, Onetti ou encore Brendan Behan, cet « alcoolique qui avait des problèmes d’écritures ». Comme à son habitude, Vila-Matas raconte des anecdotes pour la plupart inventées, donne des citations souvent imaginaires, s’en approprie d’autres et, bien entendu, construit son livre dans l’intertextualité.Après l’écrivain et le lecteur, c’est un acteur essentiel du monde du livre qui apparaît enfin sous la plume de Vila-Matas : l’éditeur, l’éditeur de littérature, c’est-à-dire celui qui n’est pas seulement un marchand, mais qui est animé par la passion des livres. Sans doute inspiré par ses propres éditeurs – Jorge Herralde et le regretté Christian Bourgois, hommes passionnés ayant su construire des catalogues exigeants –, Samuel Riba « a publié la plupart des grands écrivains de son temps ». Dans notre monde, hélas, les éditeurs de littérature sont condamnés à disparaître. Les grands livres ne se vendent pas. L’époque est à la littérature de consommation, aussi vite lue qu’oubliée. À presque soixante ans, Riba a dû renoncer et fermer sa maison :
« Il appartient à la lignée de plus en plus clairsemée des éditeurs cultivés, littéraires. Ému, il assiste chaque jour au spectacle de l’extinction discrète, en ce début de siècle, de la branche noble de son métier – éditeurs qui lisent encore et ont toujours été attirés par la littérature. Il a eu des problèmes il y a deux ans, mais il a su fermer à temps sa maison d’édition qui, en définitive, même si elle jouissait d’un grand prestige, s’acheminait avec une étonnante obstination vers la faillite. En plus de trente ans d’indépendance, il y eut de tout, des succès, mais aussi de grands échecs. La dérive des derniers temps, il l’attribue à son refus de publier des livres qui racontent des histoires gothiques à la mode et autres balivernes, masquant ainsi une partie de la vérité : la bonne gestion financière n’a jamais été son fort et, comme si c’était trop peu, son goût fanatique de la littérature l’a peut-être desservi. »
Comme aimait à le répéter Nabokov dans ses cours, une grand œuvre a besoin de rencontrer de grands lecteurs. Or, l’espèce des grands lecteurs est en voie de disparition, condamnant ainsi les grands textes à ne connaître, au mieux, qu’une diffusion confidentielle :
« Il rêve d’un temps où la magie du best-seller cédera en s’éteignant la place à la réapparition du lecteur talentueux et où le contrat moral entre l’auteur et le public se posera en d’autres termes. Il rêve d’un jour où les éditeurs de littérature, ceux qui se saignent aux quatre veines pour un lecteur actif, pour un lecteur suffisamment ouvert pour acheter un livre et laisser se dessiner dans son esprit une conscience radicalement différente de la sienne, pourront de nouveau respirer. Il pense que, si l’on exige d’un éditeur de littérature ou d’un écrivain qu’ils aient du talent, on doit aussi en exiger du lecteur. »
Sans doute Vila-Matas partage-t-il un peu ce constat, mais il ne faut pas oublier que c’est toujours avec un petit sourire ironique qu’il crée ses personnages. Comme Mayol, Riba est à la fois touchant et ridicule ; il ne faut donc pas assimiler l’auteur à son personnage et à ce qu’il dit du monde de l’édition, notamment de l’avènement du livre numérique qui signerait, selon lui, la fin de l’ère Gutenberg. Le livre numérique est un non-livre, une abstraction parce que sans poids, sans format ni odeur, il est sans consistance. Rongé par la déprime (« Ma biographie, c’est mon catalogue. »), son âge et son sevrage alcoolique (« Comme il se trouve vieux, comme il est vieux depuis qu’il a pris sa retraite ! Et comme on s’ennuie quand on ne boit pas ! Le monde en soi est presque toujours assommant et sans émotion vraie. On est perdu sans alcool. »), Riba passe ses journées devant l’écran de son ordinateur, alors que sa femme, Célia, convertie au bouddhisme, forme branchée du nihilisme[1] contemporain, tente de l’empêcher de sombrer.
Comme tous les mercredis, Riba déjeune chez ses vieux parents pour leur raconter ses voyages. Or, il n’a rien à leur dire de Lyon car, oublié des organisateurs d’un colloque, il est resté cloîtré dans sa chambre d’hôtel où il écrivit, à propos du Rivage des Syrtes de Julien Gracq, une théorie générale du roman.[2] Ce n’est que pour mettre fin à leurs questions embarrassantes et parce qu’il ne veut pas leur avouer la fermeture de maison d’édition qu’il annonce subitement qu’il se rendra le 16 juin prochain, jour du Bloomsday, donner une conférence à Dublin sur la fin de l’ère Gutenberg. Dublinesca n’est rien d’autre que le journal de ce voyage qui, de mai à fin juillet, raconte la préparation du voyage, le séjour à Dublin et ses ultimes conséquences. Sans Célia, mais accompagnés de trois écrivains, Riba a l’intention de procéder à l’enterrement de l’ère Gutenberg, mais aussi de fonder l’Ordre du Finnegans dont l’objectif est « de vénérer le roman Ulysse de James Joyce. » Dublinesca est d’ailleurs un exercice d’admiration envers l’œuvre de Joyce, les références ne se limitant pas seulement à Ulysse, mais aussi à Finnegans Wake, à Gens de Dublin et, au-delà, aux plus célèbres commentaires, notamment au cours de Nabokov consacrés à Ulysse dont Dublinesca reprend la structure à partir de l’arrivée des protagonistes en Irlande : Heure, jour, style, lieu, personnages, action, etc. De Nabokov, Vila-Matas reprend également l’analyse concernant le mystérieux homme au macintosh brun qui apparaît onze fois dans Ulysse et qui serait nulle autre que le fantôme de Joyce lui-même. Rien d’étonnant à ce qu’il apparaisse la première fois pendant l’enterrement de Paddy Dignam :
« À Dublin, il y a des morts partout. »
Les fantômes sont légion ; Riba ne cesse d’en croiser et bien qu’il s’identifie à Bloom, c’est plutôt à Gabriel, le narrateur de “Les Morts”[3], qu’il ressemble :
« L’âme de Gabriel était proche des régions où séjourne l’immense multitude des morts. Il avait conscience, sans arriver à les comprendre, de leur existence falote, tremblante. Sa propre identité allait s’effaçant en un monde gris, impalpable : le monde solide que ces morts eux-mêmes avaient jadis érigé, où ils avaient vécu, se dissolvait, se réduisait à néant. »
Parmi les fantômes qui hantent les rues de Dublin, il y a celui de Samuel Beckett, l’écrivain de la disparition, le dernier écrivain de l’ère Gutenberg. Avec lui, en effet :
« l'histoire de l’ère Gutenberg et de la littérature en général a commencé à ressembler à un organisme vivant qui, ayant atteint le sommet de sa vitalité avec Joyce, assistait maintenant avec son héritier direct et essentiel, Beckett, à l’irruption d’un sens plus extrême que jamais du jeu, mais aussi au commencement du dur déclin physique, au vieillissement, à la descente vers le quai opposé à la splendeur de Joyce, à la chute libre vers le port aux eaux troubles de la misère où, ces derniers temps, depuis déjà bien des années, se promène une vieille prostituée dans un vieux manteau vert sur un quai de gare balayé par la tempête et le vent. »
Maintenant qu’il n’a plus de manuscrits à lire, Riba lit sa propre histoire et se rend d’ailleurs compte que sa trajectoire a suivi celle de l’édition qui est allée de Gutenberg à Google, c’est-à-dire « de l’existence du sacré (Joyce) à l’ère sombre de la disparition de Dieu (Beckett). » Les fantômes de la littérature ne sont peut-être finalement que les siens. Il prend conscience qu’il n’a finalement jamais existé en tant que personne, mais seulement en tant que personnage social, que l’édition n’a jamais été autre chose qu’une longue dérobade et que le génie qu’il a désespérément cherché sans jamais le trouver n’est sans doute nul autre que celui qu’il a lui-même toujours rêvé d’être. Éditer pour ne pas écrire fut la maxime inconsciente de sa vie : Riba en Bartleby. Venue le rejoindre, Célia tente de lui faire accepter sa médiocrité, de lui montrer que le bonheur réside dans la monotonie du quotidien, ce qui n’était finalement rien d’autre que la grande leçon d’Ulysse :
« Après tout, la grande trouvaille de Joyce dans Ulysse est d’avoir compris que la vie est faite de choses triviales. La glorieuse astuce mise en pratique par Joyce fut de prendre ce qui se passe au ras des pâquerettes pour en faire un soubassement héroïque aux accents homériques. Une bonne idée, certes, mais qui lui a toujours semblé une imposture. »
C’est finalement du côté de Beckett et de son renoncement si particulier que se tourne peu à peu Riba et, plus particulièrement, du côté de Murphy, le personnage éponyme de l’un de ses plus célèbres romans qui, abandonné par Célia, sa compagne, finit seul, sur son siège à bascule…
Avec Dublinesca, Enrique Vila-Matas signe l’un de ses meilleurs romans. On y retrouve avec peut-être plus de brio que d’habitude, les deux thèmes chers à l’auteur : la littérature et la disparition. Pas forcément très facile d’accès, tant les références implicites sont nombreuses, Dublinesca est un nouvel hymne à la littérature. Les lecteurs de Joyce et de Beckett auront un supplément de plaisir à parcourir avec Riba les rues pluvieuses de Dublin.
Enrique Vila-Matas, Dublinesque. Traduit par André Gabastou. Christian Bourgois. 22 €
[1] Nietzsche, L’Antéchrist, § 22 : « Le bouddhisme est une religion pour des hommes tardifs, pour des races devenues bonnes, douces, spirituelles […]. Le bouddhisme est une religion pour la fin et la lassitude de la civilisation. » [2] Le clin d’œil est amusant : en même temps que Dublinesca est paru dans la collection Titres, un autre petit livre de Vila-Matas : Perdre des théories qui raconte comment le narrateur, oublié par les organisateurs d’un colloque, écrit une théorie générale du roman (ou du moins une non-théorie générale du roman) après avoir relu dans un numéro du Magazine Littéraire un article qu’il avait consacré au même roman de Gracq, article qu’a réellement écrit Vila-Matas… [3] Gens de Dublin.