La notion d'Occident fait plus que jamais débat, au plan stratégique, économique et culturel. Voici une première contribution à un sujet qui sera traité amplement les semaines à venir.
L’Occident est une « chose » problématique. Chacun sait de quoi il s’agit et pourtant l’on est bien en peine de le définir. Il constitue donc un bel exemple de ces catégories géographiques dont la vogue cache mal l’imprécision.
Cependant, comme de nombreux concepts « géographiques », le mot révèle toutes ses limites. En ce sens, il est limité, imprécis, sans limites, sans frontières. Comme si l’imprécision était paradoxalement devenue le symbole de l’Occident. Et comme si la banalisation de l’Occident marquait à la fois son succès et sa dévaluation.
L’Occident : à l’origine, il s’agit de cette région situé « à l’ouest ». A l’ouest de la Grèce, alors le centre du monde, l’omphalos du monde antique. L’occident était le lieu où le soleil se couchait. L’occident était une direction, infinie et indéfinie, puisque installée le long de la course du soleil, dans sa deuxième moitié. Alors, l’occident recouvrait les terres encore émergées de la péninsule européenne, sans qu’on les distinguât vraiment de la Nubie (qui allait devenir l’Afrique) ou du septentrion, ces terres entre Mer Noire et Baltique qui, ultérieurement, seraient intégrées à l’Europe. Ce n’était qu’un nom commun, sans majuscule.
Mais la Grèce, mère des civilisations, elle qui avait vaincu les Perses puis conquis le monde avec Alexandre, la Grèce fut dominée : à l’ouest, une puissance s’élevait qui étendrait son empire sur tous les rivages du Mare Nostrum. Notamment sur les trois centres de civilisations de l’époque : l’Attique, donc, mais aussi Égypte et enfin la Palestine, cette terre assez pauvre d’où venait pourtant alors une religion si intrigante et si moderne, un de ces cultes orientaux dont étaient friands les Romains au point de se convertir, déjà, en nombre.
La domination impériale (la force, le droit) recouvrait et agglomérait la sagesse et les religions. Alors, les choses étaient plus confuses que le souvenir qu’on en garde. Mais Rome fut doublement le créateur de l’Occident. D’une part, en bornant les frontières de l’empire, en transformant des fronts (des confins, au sens propre des zones grises plus ou moins partagées entre les riverains) en frontière, cette ligne qui marque le dedans et le dehors, cette rationalisation de l’espace. Ainsi s’explique le Limes, le mur d’Hadrien et la frontière de défense le long du Rhin et du Danube. Longtemps, l’Occident fut l’espace dominé par les Romains. La deuxième création romaine de l’Occident vient de sa division : la séparation entre un empire romain d’Orient et un empire romain d’Occident marqua longtemps, et encore aujourd’hui, cette unité initiale. Comme si, malgré toutes les tentatives, l’Occident était condamné à se répandre et à se diviser pour se recréer encore. Comme si la scissiparité était essentielle à l’Occident.
Mais Rome n’est plus dans Rome, Racine avait raison. Ou plus exactement, il y a deux Rome dans Rome, car si Rome est l’empire, Rome est aussi la papauté. L’expansion romaine s’accompagnait de l’expansion chrétienne qui allait lui survivre. De la chute de l’empire d’Occident, en 476, à la naissance du premier royaume barbare, validé par le baptême de son roi, il ne se passait que vingt ans. Désormais, la chrétienté allait infuser dans les terres autrefois d’empire : en Europe, mais aussi dans l’empire d’Orient ou sur les rivages sud de la Méditerranée (Saint Augustin était évêque d’Hippone, sur le territoire de l’actuelle Tunisie). L’irruption de l’islam devait modifier cette géographie : bientôt, le catholicisme ne résiderait qu’au nord (jusqu’à ce que la Reconquista, assez tardive finalement, n’homogénéise religieusement la péninsule ibérique). Alors, l’Occident allait devenir, au cours de ce long Moyen-Âge, la Chrétienté. Et dans de nombreux esprits, il demeure cette chrétienté, malgré tous les schismes qui n’ont cessé de la déchirer : le grand schisme d’Orient, en 1054, reproduisant la coupure des deux empires romains jusqu’à la disparition de Byzance quelques siècles plus tard ; le grand schisme d’Occident, avec le déchirement de la réforme et les guerres de religion.
Entretemps, manifestation des temps modernes, on observait une double évolution : la première était la transformation de la Chrétienté en Europe . Le changement sémantique signifiait une sécularisation des esprits, la géographie prenant le pas sur la foi ; autrement dit, les conditions de l’environnement déterminaient plus les sociétés que les choix des individus. La modernité occidentale serait individuelle. La seconde évolution tenait au début de l’expansion incroyable de l’Occident au-delà des mers et des océans. Avec les grandes découvertes commence la stupéfiante domination européenne et, au-delà, occidentale. Malgré la volonté des pèlerins du Mayflower de s’en tenir à une vision mystique et rétrograde de l’histoire , les États-Unis constituent une autre Europe, tout comme les différents pays d’Amérique Latine, cet extrême Occident . L’Europe ne suffit plus et l’Occident, ce pays du soleil qui se couche jusqu’au-delà de l’Atlantique, devient un vocable de substitution.
On est ainsi passé de l’occident direction à l’empire, à la Chrétienté, à l’Europe, pour donner une majuscule à cet occident qui devient l’Occident. Dorénavant, l’Occident représentera les pays des Européens. Pourtant tous les pays dominés par les Européens ne s’y retrouvent pas, les différentes colonies d’exploitation ne pouvant être assimilables à cette catégorie. Ainsi, l’Occident est-il souvent restreint, selon une représentation raciale plus ou moins consciente mais fréquente au XIX° siècle, au lieu de populations européennes blanches : L’Europe donc, les États-Unis bien sûr, l’Amérique Latine, pourquoi pas ? mais aussi les colonies de peuplement : Afrique du sud, Australie, Nouvelle Zélande. En fait, la conjugaison de territoires et de populations, selon une acception géographique à peu près cohérente. Mais les territoires dominés, exploités, en un mot colonisés par les Européens n’étaient pas l’Occident, même s’ils étaient sous sa coupe. On verra que les exceptions allaient apparaître. Alors pourtant l'Occident s'étendait et dominait, dans un impérialisme désormais universel.
(à suivre)
O. Kempf