Frantz Fanon: «La décolonisation de l’être»

Publié le 20 octobre 2011 par Lana

Alice Cherki. Psychiatre, spécialiste de Frantz Fanon

Native d’Alger, grande spécialiste de Fanon, Alice Cherki est une psychiatre et psychanalyste de renom. Interne en psychiatrie dans les années 1950 à l’hôpital Joinville de Blida, c’est là qu’elle rencontre Frantz Fanon et milite, depuis, à ses côtés, tant en Algérie qu’en Tunisie, pour la cause indépendantiste. Alice Cherki est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels Frantz Fanon, Portrait (Seuil, 2000), un livre de référence pour la compréhension de la pensée fanonienne.

- Vous êtes spécialiste de Frantz Fanon ; vous avez exercé à ses côtés alors que vous étiez jeune interne en psychiatrie à l’hôpital de Joinville, à Blida. Loin du mythe qu’il est devenu, nous aimerions avoir quelques détails sur l’homme qu’il était et aussi, bien sûr, le «psychiatre engagé» qu’il incarnait. Bref, comment était Frantz Fanon ?
Fanon avait 28 ans quand il est arrivé à Blida, en Algérie, comme médecin des hôpitaux psychiatriques. C’était un homme jeune, mais qui avait déjà traversé beaucoup d’épreuves. Il avait combattu dans les Forces françaises libres pendant la Deuxième Guerre mondiale, rencontré le racisme à cause de la couleur de sa peau. Il avait fait des études de psychiatrie notamment auprès de Tosquelles, militant anti-franquiste et l’un des inventeurs de la psychothérapie institutionnelle. Il avait déjà écrit un livre essentiel, Peau noire, masques blancs, dans lequel il avait déjà analysé — pour le dire succinctement — l’aliénation du Noir soumis au regard blanc convaincu de sa supériorité et, par extension, l’oppression des colonisés. Dans ce premier livre, il martèle sa volonté, plus même son désir de lutter contre «l’asservissement de l’homme où qu’il se trouve et quelle que soit sa couleur».
Il avait écrit également plusieurs articles, notamment le Syndrome nord-africain (paru dans la revue Esprit en 1952) où il s’était attaché à dénoncer la réponse «rejetante» faite à la souffrance des ouvriers immigrés algériens dépossédés de passé et d’avenir. Il avait une expérience, une culture et une vision du monde très en décalage par rapport aux psychiatres de l’époque en Algérie. Il était toujours en mouvement, plein de projets et de désirs d’agir, de transmettre surtout. Il s’agissait, pour lui, d’œuvrer pour la dignité et la liberté de tout homme. Sa préoccupation était le non-asservissement de l’homme, à commencer par le malade mental. Brillant causeur, aimant la vie, il aimait rire, plaisanter et était aussi cassant quand il était en colère devant l’injustice et l’apathie.


- Dans une préface à une nouvelle édition de son livre-testament, les Damnés de la Terre, vous écrivez que Fanon avait accompli une véritable «révolution psychiatrique» lors de son passage à Blida. Vous dites qu’il s’était d’emblée élevé contre ses pairs de «l’Ecole d’Alger» et leur doctrine du «primitivisme des indigènes». Concrètement, qu’est-ce que Fanon a changé dans le dispositif psychiatrique colonial ?
L’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, quand il arrive, fin 1953, ressemble aux asiles les plus reculés de France à l’époque. Dans les deux services dont il a la responsabilité, un service de femmes européennes et l’autre d’hommes «indigènes musulmans», Fanon va appliquer les méthodes de social-thérapie. Il s’agit non seulement d’humaniser l’institution, mais aussi d’en faire un lieu thérapeutique dans lequel soignants et pensionnaires recomposent ensemble un tissu social où peut s’exprimer le fil rompu d’une subjectivité en souffrance. Il découvre également à cette occasion que pour restaurer un tissu social qui fasse sens pour eux, il faut offrir aux pensionnaires hommes des lieux comme un café maure où ils peuvent se rencontrer, écouter une musique comme le chaâbi. Il s’activera à la construction d’un terrain de foot… Il faut également former les infirmiers, d’où la création, sous son impulsion, d’une école d’infirmiers spécialisés en psychiatrie. C’est effectivement une véritable révolution psychiatrique. Fanon n’abordera pas de front les psychiatres de l’Ecole d’Alger qui professent la théorie du primitivisme, faisant des «indigènes» des êtres biologiquement inférieurs, théorie servant de légitimation à la domination coloniale. Fanon les dérange. Mais aussi bien par ses actes que par ses écrits – notamment Considérations ethno-psychiatriques dans la revue Consciences maghrébines – il démontre l’inanité scandaleuse d’une telle conception.


- Comment s’est opéré le déplacement du terrain médical vers le terrain militant dans la vie de Frantz Fanon en Algérie ? Qu’est-ce qui a déclenché, d’après vous, cet engagement fougueux aux côtés du FLN ?
Je ne dirais pas «fougueux» mais inévitable. Fanon était déjà très engagé depuis longtemps dans la lutte contre le racisme et le colonialisme et, dans la société coloniale dans laquelle il arrive, il constate sur le terrain la condition faite au colonisé, que d’une façon générale et pour aller vite, «l’indigène» est traité comme un être inférieur. Il comprend très vite que la situation coloniale en Algérie est intenable. Il en est profondément indigné. Son indignation est encore plus grande quand il constate que la seule réponse au mouvement du 1er Novembre 1954 est la répression (arrestations, torture, exécutions, etc.). C’est le climat de l’époque. A l’intérieur et à l’extérieur de l’hôpital, ses positions sont de plus en plus connues. Concrètement, son engagement dans la lutte de Libération nationale s’est fait par capillarité entre sa réputation de psychiatre et les demandes qui lui sont adressées par des militants nationalistes pour qu’il accueille et soigne, même clandestinement, les maquisards de la Wilaya IV. Il est évident, dès fin 1956, que la guerre va continuer et Fanon s’immerge alors complètement dans la lutte du peuple algérien pour son indépendance. Il restera cependant toujours soucieux du devenir de l’Algérie après l’indépendance.


- Vous vous intéressez de près à la relation entre la psychanalyse et le politique. Même si, précisez-vous, Fanon était davantage dans la «psychothérapie institutionnelle», quelle évaluation faites-vous de sa contribution à la «décolonisation de l’être algérien» (pour vous paraphraser) avec les outils de la psychiatrie ?
Fanon ne voulait pas de l’asservissement non seulement des peuples, mais également des sujets. Il était, comme je vous l’ai dit, pour la dignité et la liberté de l’homme qu’il fallait à tout prix conquérir, ne pas rester dans ce qu’il nomme «la mort atmosphérique». Il était en mesure, de par sa formation psychologique et sa propre expérience, de savoir que la libération personnelle allait de pair et était même fondamentale par rapport à la libération économique, politique et culturelle. C’est d’ailleurs sa grande force et sa visée anticipatrice d’avoir montré que ces différents aspects sont étroitement liés. Cette pensée est d’une grande actualité dans le monde d’aujourd’hui.


- Justement, on répète à l’envi que la pensée de Frantz Fanon est toujours actuelle. Où situez-vous Fanon dans le contexte postcolonial ? Voyez-vous quelque résonance entre sa réflexion et les soulèvements des peuples du Maghreb et du Moyen-Orient aujourd’hui ?
J’ai déjà commencé à répondre à votre question. Je ne sais pas si Fanon était beaucoup lu en Tunisie avant janvier 2011. En Egypte, je crois davantage. Mais il y a une rencontre entre la pensée de Fanon et les soulèvements actuels dans lesquels il s’agit de ne plus avoir peur, de sortir de l’asservissement à un pouvoir qu’il faut bien dire dictatorial, corrompu, dans lequel l’homme du peuple est privé de parole citoyenne et est traité comme un objet et non comme un sujet, comme un individu à part entière. Liberté, dignité, égalité sont les maîtres mots entendus. Oui, il y a rencontre avec la pensée de Fanon. Le contexte post-colonial dites-vous ? On y constate, de part et d’autre de la Méditerranée, l’exclusion des «sans», sans travail, sans droit à un logement ou encore exclus comme étrangers au nom d’un terrible réflexe identitaire : une origine Une, une histoire Une, une identité Une. Dans ce contexte, relire Fanon ouvre la voie aux jeunes générations qui étouffent dans ce carcan. Fanon disait que la «décolonisation de l’être» doit continuer à se poursuivre même après les indépendances.
- Vous êtes née à Alger, vous avez milité pour l’indépendance de ce pays et vous entrez en Algérie avec un visa. 50 ans après la disparition de Frantz Fanon, que reste-t-il de «fanonien» dans l’Algérie de 2011, Alice Cherki ?
Je ne suis pas très douée pour parler de ma personne. Toutefois je précise que lors du vote du code de la nationalité au lendemain de l’indépendance, en 1963, n’étant pas musulmane, il m’a été demandé de faire cette demande de nationalité algérienne en faisant état des services rendus à la lutte pour l’indépendance et en renonçant à ma nationalité française. Je n’ai pas voulu me soumettre à cette injonction, mes ancêtres étant depuis plus de 2000 ans en Algérie. Depuis, il ne m’a jamais été proposé de la demander ! Que reste-il de Fanon ? Peut-être est-ce à vous de me le dire. Je vais vous répondre par une supposition sous forme de boutade : une vague sourde, assourdie, mais profonde. Quelque chose qui ressemblerait aux «indignés». Il y a aussi des Algériens et des Algériennes marqués par sa présence et par son œuvre, comme en témoigne un livre qui vient de sortir : Frantz Fanon et l’Algérie – Mon Fanon à moi.

Mustapha Benfodil

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