Du blog de Jaddo: « Accroche-toi au pinceau. »

Publié le 21 octobre 2011 par Lana

18 février, 2009

Laissez moi vous raconter un de mes premiers orgasmes médicaux.
Et je ne dis pas ça seulement pour faire plaisir à Google.

Les « visites de CHU » commencent à faire figure d’images d’Epinal.
On les lit partout, depuis des années, et on les connait maintenant par coeur : le cortège idiot de blouses blanches, qui farandole de chambre en chambre, fait irruption au chevet d’un patient qu’on n’a pas prévenu et qui avait naïvement planifié de passer les quelques prochaines minutes à se gratter les couilles, s’amasse autour de lui sans le saluer, pour parler de lui devant lui et à d’autres.

Bref, des grandes visites à ce point grotesques et odieuses, je n’en ai pas connues TANT que ça.
C’est peut-être bon signe, c’est peut-être que ce n’est plus si fréquent ; qui sait…

Bref, pas tant que ça mais quand même.
Au moins dans deux stages.
Dont un, douce ironie, dans un service de psychiatrie.

Parce que décidément ce stage était très ironique, et en même temps tout à fait navrant de stéréotypes idiots, on rajoutera que le chef de service était fou.
Oui, pardon, je vous sors le coup de la visite-chenille et du psychiatre fou. C’est éculé, je sais, mais je n’y peux pas grand chose.
Le chef était fou, donc.

Un très gentil fou, aux cheveux blancs et naturellement hirsutes, complètement dans la lune.
Parfaitement imperméable à l’humour et au second degré, qu’il ne comprenait pas, et incapable de vous regarder dans les yeux en vous parlant.
Moi, déjà, quand un patient n’est pas capable de soutenir mon regard, je tique. Si j’étais patiente et que mon psychiatre était infichu de me regarder dans les yeux, inutile de souligner à quel point je partirais en courant.
Bref, un grand type aux cheveux blancs, qui regardait ailleurs en vous parlant, et qui enchaînait ses mots d’une voix trop lente et trop douce, parsemée de tics de langage : Heu… Mmmm… Oui, bien sûr, bien sûr… Mmm… Bien sûr…
Le gars qui fait pas tout à fait ancré dans la réalité, quoi.
Parfait pour les congrès et parfait pour les cours en amphitéâtre à la fac. C’était juste un peu ballot qu’il exerce avec de vrais patients.

Jamais dans le service (naturellement, il était quelque part dans ses bouquins, puisque je ne vous épargnerai aucune platitude), sauf un mercredi sur deux, pour le grand tour du mercredi.
Et là, jouez hautbois résonnez musettes, on ne faisait pas les choses à moitié.
La plus stéréotypée des visites stéréotypées, dans toute sa splendeur.
Avec la cerise supplémentaire d’un patron fou, qui parlait à des fous sans jamais leur répondre et sans jamais les regarder.

Là, pour le coup, on avait VRAIMENT l’impression d’être au zoo.

Les gens lui racontaient leurs histoires (je n’ai même jamais bien compris pourquoi ils lui racontaient des trucs, étant donné qu’il donnait l’impression de regarder à travers eux quelque chose de bien plus intéressant loin derrière, et d’écouter à peu près de la même façon…), lui avait les mains jointes, les yeux far far away, et il hochait la tête en disant « Mmm, mmm, bien sûr, bien sûr ».
Des fois, quand le patient était complètement délirant, ça donnait des trucs rigolos.

- Je crois que mes médicaments sont empoisonnés par les infirmiers.
- Mmm, oui, bien sûr.

Mais revenons à mon orgasme.
C’est une des patientes du service qui me l’a donné.
La quarantaine, schizophrène, plutôt pas si mal équilibrée. Assez mal pour être hospitalisée, certes, mais pas du tout délirante. Elle était enceinte d’environ 7 mois, et l’un des enjeux de l’hospitalisation était de déterminer s’il allait falloir placer son enfant ou non.

Nous sommes arrivés dans sa chambre par un beau mercredi matin.
Stupeur, elle n’y était pas.
L’infirmière s’est confondue en excuses, a dit qu’elle avait dû aller boire un café alors qu’on lui avait pourtant bien dit que c’était mercredi, est partie la chercher en courant.
Le grand patron qui attend la patiente, premier pas vers le monde à l’envers.

Ce délai inattendu nous a permis, une fois n’est pas coutume, de tous rentrer dans la chambre, et de nous y aligner sagement. Comme la chambre était petite et que nous étions nombreux, nous en avons couvert presque tout le périmètre, coudes à coudes, en bons petits soldats-oignons. Grand côté, petit côté, grand côté.
Restait le petit côté de la porte, que la patiente a fini par franchir, talonnée par l’infirmière.
Elle s’est immobilisé une seconde sur le seuil, devant le spectacle du grand U blanc qui l’attendait dans un silence religieux.
Elle a lentement jeté un regard circulaire sur nous.
Elle a eu un tout petit sourire en coin, et elle s’est mise en mouvement. Elle s’est approchée du grand type qui faisait office d’extrémité du U, a tendu une main décidée vers lui, en disant : « Bonjour. Je suis Madame Compté. »

Bien obligé de lui serrer la main, l’autre en face. Et de bredouiller un bonjour hâtif. (Il ne s’est pas présenté, quand même, l’indécence a ses limites.)
Et elle a commencé à faire le tour du U. En prenant son temps. Dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
Bonjour, poignée de mains. Bonjour, poignée de mains. Bonjour, poignée de mains. Vous êtes venus me voir ? Voyons nous !
Nous étions une vingtaine, autant vous dire que ça a pris du temps.
Estomaquée, l’assemblée. Estomaquée et silencieuse, de plus en plus gênée au fur et à mesure des cérémonieuses salutations. Cinq longues, incongrues et savoureuses minutes de revanche.
On n’allait pas quand même l’engueuler de nous obliger à perdre notre temps à lui dire bonjour.
On ne pouvait pas dire une chose pareille.
Pourtant, c’était sur tous les visages : « Ca ne se fait pas de dire bonjour aux gens ! Vous êtes folle ! Pour qui vous prenez vous !? ».
Mais le dire à voix haute aurait été un aveu.
L’absurde, quand il est trop honteux, ne peut être que tu.
Alors, les gens s’étaient inclinés. La tête basse, ils avaient serré cette main. Tous. En marmonant bonjour. Le grand patron itou.

Quand la réalité est devenue trop folle, une leçon de normalité donnée par une schizophrène, ça n’a pas de prix.
Heureux les félés car ils laissent passer la lumière

http://www.jaddo.fr/2009/02/18/accroche-toi-au-pinceau/


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