1. brève histoire de la nature-morte
L’art a très tôt eu partie liée avec la nourriture et ce depuis l’art pariétal, si on inclue les scènes de chasse qui sont déjà aller cherche de quoi se nourrir. Et si tout ce qui constitue les rituels du repas ou de la préparation nous demeure obscur puisque de ça, il ne reste pas ou peu de traces, ce sont des comptes et des recettes que l’on retrouve sur nombre de fresque, papyrus et tablettes d’argile antiques.
détail de fresque, villa Poppee
fragment de fresque giovanni da udine, villla farnese
Si on retrouve des corbeilles de fruits et scènes de banquets festifs où le vin coule à flot sur les fresques qui ornent les villas pompéiennes ou encore des motifs décoratifs faits de plantes et de fruits, la nature morte n’est jamais un sujet en soi comme peuvent l’être les portraits ou les scènes historiques : Les grands sujets sont les scènes édifiantes, d’histoire, les mythes et ce a trait au religieux, pas ce qui se passe en cuisine. Et si ces peintures d’objets inanimés peuvent être populaires, comme en témoigne Pline l’ancien au IVème siècle avant J.C. (mais aucune de ces peintures n’a subsisté jusqu’à nous), elles ne sont pas considérées comme nobles et il s’agit d’une pratique marginale, d’un art mineur.
Bruegel l'ancien, bouquet
La nature-morte comme genre établit semble apparaître autour du XVIème siècle (le nom nature morte n’apparait d’ailleurs qu’au XVIIIème siècle pour remplacer le qualificatif de cose naturali (choses naturelles) utilisé pour décrire le précurseur de ce genre : Giovanni da Voline (1487-1564)). En Europe du Nord on parlera volontiers de stilleben, (still life en Angleterre), « pièces de repas servis » pour désigner ces sujets. Si au moyen-âge, ce type de représentation semble avoir tout à fait disparu, on le voit réapparaitre entre le 15ème et 16ème chez Bruegel l’ancien par exemple ou de manière fantaisiste à travers les portraits de saison d’Arcimboldo avant de connaître un certain succès auprès des peintres Flamands, Hollandais puis Français au XVIIème siècle. Mais les aliments sont ici prétextes à des représentations morales symboliques dans l’esprit de celles de Philippe de Champaigne. Les objets renvoient à des idées, ce sont des allégories. Peints de manière illusionniste, parfois véritables trompe-l’œil, ces arrangements d’objets de connaissance ou d’art accompagnés souvent de crânes et de sabliers ou de bougies dénoncent leur propre illusion et leur propre vanité.
Philippe de Champaigne, vanité
C’est avec Chardin au XVIIIème siècle que la nature-morte se libère des discours et retient l’admiration de Diderot qui trouve ces « compositions muettes » si vraies. Outre la parfaite maîtrise dont fait preuve le peintre pour représenter les matières, les transparences et les brillances, il donne à ces objets simples une présence particulière, comme suspendue hors du temps et cette fois ci, dénuée de discours moral, une présence muette.
Chardin
Edouard Manet, l'asperge
Cet intérêt sera confirmé au XIXème et XXème siècle par de nombreux peintres et photographes souhaitant se pencher sur les objets ordinaires qui les entourent et la vie courante qui, comme on le sait, tourne souvent autour de la table. Un tableau de Manet deviendra célèbre pour son dénuement extrême : l’asperge. Tableau singulier par sa nudité évidente (rien a voir d’autre ici qu’un simple légume posé négligemment sur un bord de table), il est une pochade : après avoir réalisé une botte d’asperge à la commande d’un collectionneur généreux qui l’avait payé davantage que prévu, Manet voulu s’acquitter de la somme en envoyant un second petit tableau accompagné de cette note : « il en manquait une à votre botte ». Ironie de l’histoire : C’est de ce second tableau, singulier par sa simplicité que l’on se souviendra.
Andy Warhol, campbell's soup
Paul Cézanne, nature morte
Chez Van Gogh, les natures-mortes sont des représentations du terroir, de la vie humble, pauvre et dure des paysans. De la chaise dans sa chambre sur laquelle traine une pipe, à quelques artichauts posés sur une table en passant par des bouquets de tournesols et une vielle paire de chaussures de cuir, ses natures-mortes parlent de ce qui l’entoure. Chez Cézanne, se donne à voir la présence de volumes simples (pommes, pèches posées sur un drap ou dans un compotier) choisis à portée de main auxquels le peintre cherche à donner la dimension d’un paysage. Les peintres Impressionnistes se passionnent pour les scènes d’extérieur et la lumière naturelle sur le paysage et, comme Manet avec son célèbre déjeuner sur l’herbe », ils sont plusieurs à représenter des moments de détente, bal et tablée près du Moulin de la Galette pour Renoir, ou pique-niques semblables à celui de Manet. Tout se passe, à l’aube du XXème siècle, comme si après tant d’années à ne peindre que des grands sujets d’histoire et de religion, les peintres se tournaient désormais vers le quotidien et les objets les plus ordinaires qui les entourent. Dans les photographies d’Edward Newton, un poivron ou une humble feuille de choux acquièrent la grâce de véritables sculptures.
Edward Weston, poivron
Par sa volonté de simplifier les volumes à l’essentiel en les géométrisant, Cézanne influença de nombreux jeunes peintres comme Picasso et Braque, lesquels s’appuyèrent sur ses leçons pour inventer au début du XXème siècle le Cubisme. Picasso, Braque, Juan Gris et quelques autres peignirent de nombreuses natures-mortes représentant tables de cafés encombrées de bouteilles, verres, cartes à jouer, journaux et instruments de musique. Les tables étaient alors de véritables petites scènes dont les objets étaient les figurants que les peintres représentaient sous tous les angles et de toutes les manières. Ce sont des pots et bouteilles que Giorgio Morandi prendra pour sujet quasi exclusif toute sa vie, multipliant les arrangements silencieux. Toute cette histoire sera présente dans l’esprit des artistes contemporains comme le photographe Patrick Faigenbaum lorsqu’il photographie des fruits et légumes dans des compositions qui rappellent à la fois Chardin et Cézanne ou encore Daniel Spoerri lequel fige les restes de grands repas en collant chaque objet à sa place et en l’état pour les présenter tel quels. La référence se fait plus directe encore lorsqu’il choisit d’enfouir sous terre les restes d’un grand pique-nique puis de les déterrer 10 ans plus tard à la manière de vestiges antiques : il appelle ça « le déjeuner sous l’herbe ».
Daniel Spoerri, déjeuner sous l'herbe
2. les pratiques contemporaines : les aliments comme matériaux.
Si avec Daniel Spoerri, les vestiges du repas collés ou figés dans la résine sont les matériaux de l’œuvre (et l’artiste rejoint ici les premiers collages cubistes de Braque et Picasso dans lesquels les artistes collaient parfois de vrais objets au milieu de leur peinture, comme des cartes, tickets de tram, journaux ou morceaux de tapisserie), d’autres artistes pousseront plus loin encore cette logique.
Michel Blazy
C’est le cas de Michel Blazy pour qui purées, biscuits, écorce d’oranges et pâtes jouent le rôle de matière première. Depuis plusieurs années il réalise des œuvres évolutives jouant du flétrissement ou du pourrissement conçues comme de véritables recettes. Ici il n’est que rarement question de représentation : les aliments sont utilisés pour eux mêmes, pour leurs qualités plastiques, esthétiques et les réactions hasardeuses qu’entrainent leurs mélanges et leur vieillissement.
Vanessa Beecroft
Plus naturellement, les aliments sont d’ordinaire voués à être consommés, ils sont pourrait-on dire, la matière première du repas. Le repas lui même, plus qu’un simple moment pendant lequel s’impose la nécessité de se nourrir est un moment important du partage, de la sociabilité. C’est dans ce sens qu’il est retenu par la religion catholique comme un moment important comme en témoignent les nombreux tableaux de Jésus chez Emmaüs ou la fameuse scène peinte entre autres par Léonard de Vinci dans laquelle on peut voir Jésus se donner symboliquement par le partage de la nourriture à ses apôtres. Cet aspect rituel a été retenu par de nombreux artistes contemporains qu’ils aient concrètement partagé leur sang, suivant à la lettre les paroles sacrées (« buvez, ceci est mon sang, mangez, ceci est ma chair ») comme le fit Michel Journiac en 1969 ou qu’ils organisent des mises en scènes théâtrales dans lesquelles la table est au centre de l’action comme le fit Vanessa Beecroft.
Sophie Calle
Sophie Calle, artiste écrivain mêlant à travers textes et photos sa propre histoire à la fiction s’inspira d’un livre d’un écrivain américain (Paul Auster), décidant comme son héroïne Maria de suivre un régime coloré : aliments orange le lundi, rouges le mardi, blancs le mercredi, verts le jeudi. Comme l'écrivain n'avait rien prévu pour les trois derniers jours, elle s'est imposé un vendredi jaune, un samedi rose; et le dimanche, elle a réuni six convives autour d'un repas récapitulatif des six couleurs de la semaine. Geste fantaisiste, petit rituel personnel dont elle témoignera ensuite dans un livre dont on ne sait jamais vraiment quand il répond à l’imagination de l’artiste et quand il dit tout à fait la vérité. On peut se demander où est la frontière entre l’art et la vie ordinaire. A cette question, un autre artiste, Allan Kaprow, répond : « l’attention transforme ce à quoi on prête attention. Et toutes les choses naturelles ne semblent plus naturelles dès lors qu’on leur porte attention et vice-versa. La conscience transforme le monde ». Parfois l’art et la vie se mêlent. De quoi nous laisser rêveur, comme ces « celador », bonbons « au goût d’illusion » inventés par l’artiste Loris Gréaud et mis au point avec l’aide de scientifiques pour n’avoir le goût de rien.
Loris Gréaud, Celador
Chardin, la brioche
golage des olives
Chardin, la raie
David Hokney
Edouard Manet, botte d'asperges
Marcel Duchamp, la broyeuse de chocolat
Jasper Johns
Rembrandt
Chaïm Soutine
Vincent Van Gogh
Henri Cueco, pommes de terre
Patrick Tosani, cuillères
Edward Weston, feuille de choux
Patrick Faigenbaum, nature morte
Henri Matisse, la désserte
Henri Matisse, la desserte harmonie rouge
David Hokney, bouquets de fleurs
Michel Blazy, détail de mur
Michel Blazy
Giusepe Penone, autoportrait en courge
Giorgio Morandi
Pablo Picasso, vanité
Lubin Baugin, vanité aux échecs
Le Caravage, le CHrist chez Emmaus
Léonard de Vinci, la scène
Arcimboldo
vase grec scène Nicias
Edouard Manet, le déjeuner su rl'herbe
Daniel Spoerri