Habib Sayah – Le 19 octobre 2011. Après s’être débarrassés du président Zine El Abidine Ben Ali, les Tunisiens vont élire le 23 octobre leurs représentants dans l’Assemblée Constituante. Quels sont donc les enjeux de ces élections ? Quelles perspectives s’ouvrent aux Tunisiens ? Et lesquelles risquent de se fermer devant eux ?
Une issue incertaine sur fond de scène politique embryonnaire
Après les événements qui ont conduit à la fuite du Président Ben Ali le 14 janvier 2011, plus de 100 nouveaux partis politiques ont vu le jour en Tunisie. Cette déferlante, additionnée au mode de scrutin choisi – la proportionnelle intégrale au plus fort reste – rend extrêmement incertaine l’issue de ces premières élections.
109 partis se disputent donc les 217 sièges de la future assemblée avec d’innombrables listes indépendantes. A première vue, le tableau est effrayant, mais à y regarder de plus près on peut constater qu’une douzaine de partis parviennent à se démarquer, notamment les islamistes d’Ennahdha ainsi qu’un axe formé de quelques grands partis dits « progressistes » (PDP, Ettakatol, Ettajdid, Afek) qui font bande à part pour les élections mais qui semblent vouloir s’allier une fois l’assemblée élue. 109 partis qui vont donc faire les frais du Darwinisme politique. En effet, à l’issue de ces élections, s’opérera un premier écrémage qui prendra la forme de fusions ou de la disparition pure et simple de nombreux partis n’ayant pas réussi à réunir une base suffisante. Mais entre temps, les islamistes, quasi-unanimement réunis derrière Ennahdha seront peut-être les grands gagnants de ces élections en obtenant le meilleur score, tandis que les « progressistes » paieront le prix de leur division : la dispersion des voix. Cependant il y a fort à parier que les partis modernistes parviendront individuellement à obtenir suffisamment de sièges pour former une alliance majoritaire à l’Assemblée. Mais certains diront que le doute n’est pas totalement levé quant à la possibilité pour certains partis « progressistes » - qui ont affiché des positions ambiguës au cours des derniers mois - de rejoindre un gouvernement d’union nationale dominé par Ennahdha au lieu de s’unir avec leurs alliés naturels, qui sont à la fois leurs véritables concurrents.
Les Tunisiens, tiraillés entre vote utile et vote intelligent : la Constitution, grande absente de cette Constituante
Quant aux thèmes de campagne, un constat doit être fait : les partis se sont largement désintéressés de la question constitutionnelle, y consacrant tout au plus quatre paragraphes au milieu d’une vingtaine de pages qui ont surtout l’allure d’un programme de législatives ou de présidentielles. L’élaboration de projets de constitution est à l’heure actuelle le monopole de moins d’une demi-douzaine d’indépendants (notamment Sadok Belaid, Doustourna et Sawt Mostakel). Mais le désintérêt des partis est explicable. En effet, l’erreur fut de corréler l’enjeu de la gouvernance transitoire avec celui de l’adoption d’une nouvelle constitution. Les partis, soucieux de démontrer leur capacité à gouverner et à légiférer, ont relégué la rédaction de la Constitution aux indépendants pour ensuite appeler au vote utile en brandissant l’épouvantail de la dispersion des voix qu’occasionnerait le vote pour les indépendants.
Or, il semble dangereux de confier la rédaction de la Constitution aux partis, c'est-à-dire de laisser les joueurs écrire les règles du « jeu » politique, auxquelles ils devront se soumettre. A travers les maigres propositions constitutionnelles issues des partis on voit aisément que certains d’entre eux entendent dessiner la Constitution à la lumière de leurs propres intérêts électoraux, notamment en ce qui concerne le régime politique et le mode de scrutin. La présence des indépendants est donc nécessaire dans cette assemblée constituante, non pas pour proposer des plans de développement économique, mais comme force de proposition au moment de la rédaction de la Constitution. Mais leur rôle sera surtout de poser les bonnes questions lorsqu’il s’agira de lier le destin de tous les Tunisiens au détour d’une virgule dans un article de la loi fondamentale de la nouvelle République. On verrait bien certains partis proposer des formules dangereuses telles que « la Constitution garantit la liberté d’expression dans les limites fixées par le législateur », et d’autres partis acquiescer au nom du consensus mou. Les indépendants, n’ayant pas vocation à gouverner et libres de tout calcul pour les échéances électorales à venir, sont les seuls à même d’insister fermement pour inscrire dans le marbre l’accessibilité de la Cour constitutionnelle aux citoyens pour assurer une primauté effective de la Constitution et des libertés qui y seront garanties, mais aussi le fonctionnement transparent de l’Etat, la décentralisation, l’équilibre et la séparation des pouvoirs. Bref, une Constitution qui redéfinit radicalement le rapport entre l’individu et l’Etat en limitant de manière claire les prérogatives de ce dernier.
Islam politique et Constitution
Des heurts entre des militants wahhabites et la chaîne de télévision Nessma ont secoué la Tunisie au cours des dernières semaines, à l’occasion de la diffusion en dialecte tunisien du film Persepolis. Le débat porte à nouveau aujourd’hui sur la question de la sécularité et des libertés individuelles par opposition à l’obscurantisme paternaliste prôné par le courant islamiste. Si ces événements ont permis de raviver la polémique sur la « laïcité », il faut relativiser l’ampleur de ces attaques salafistes, amplement exagérées par les médias, mais aussi éviter l’amalgame entre militants du parti islamiste Ennahdha et cette frange wahhabite violente que nous avons vue à l’œuvre. Les assaillants de la chaîne Nessma sont en effet sous l’influence d’une mouvance ultra-minoritaire issue du Groupe Combattant Tunisien, une officine proche d’Al Qaeda, ayant agi en Afghanistan et au Pakistan, sous l’autorité d’Abou Iyadh et Abou Ayoub qui ont notamment organisé l’assassinat du Commandant Massoud.
Ennahdha, quant à elle, manie à merveille le double-langage, affichant une vitrine modérée et moderniste. Ses dirigeants ne cessent de répéter qu’Ennahdha « ne s’oppose pas à la démocratie, dès lors qu’elle s’exerce dans les limites de ce qui est licite selon l’Islam ». Comprenez qu’il serait possible de voter pour choisir qui de Cheikh X ou Cheikh Y sera président, ou pour choisir si l’on roule à gauche ou à droite, mais il serait hors de question de laisser à la volonté populaire le soin de décider si l’alcool est autorisé ou si le voile est obligatoire…
Il serait peut-être judicieux d’écouter l’islamologue Mohamed Talbi lorsqu’il nous suggère de prendre exemple sur la Constitution de Médine : « Elle fut négociée par le Prophète en l’an 1 de l’hégire, entre toutes les composantes sociales de la cité-État, polythéistes, juifs et musulmans. Dans ses 47 articles, il n’est nulle part question d’une religion de l’État. Il s’agissait d’une Constitution laïque. ». Le mouvement A3ta9ni (argot tunisien pour « fiche-moi la paix ») qui rassemble ces jours-ci des milliers de personnes dans les rues tunisiennes pour défendre la sécularité et la liberté individuelle aura-t-il raison de l’inscription de la Charia dans la loi fondamentale de la République ?
Habib Sayah