On sait combien les compagnons du XIXe siècle ont emprunté à leur environnement pour construire ou modifier leurs traditions, leurs rites, leur symbolique. Les lithographies qu'ils diffusèrent à partir des années 1840 révèlent aussi ces emprunts, qu'on aurait tort de considérer comme des plagiats. Le but des auteurs de ces images n'était pas de réaliser des oeuvres d'art mais d'utiliser toutes les ressources à leur disposition pour faire passer des messages auprès de leurs pays et coteries.
En voici un exemple, que nous avons découvert après la publication du livre Images des compagnons du tour de France, grâce à M. Patrick Fonteneau, collectionneur spécialisé dans tout ce qui touche aux révolutions du XIXe siècle.
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Il s'agit de la lithographie intitulée Le chien du Louvre. Qu'y voit-on ? La scène se déroule la nuit. Un chien (un caniche) hurle à la mort devant une colonne surmontée d'un coq, emblème de Louis-Philippe. Sur la colonne, un trophée militaire : un sabre et un pisolet en sautoir, entourés de lauriers. Derrière : trois drapeaux français dont l'un cache dans ses plis les mots « Morts pour la liberté, 27 juillet 1830 ».
L'image est légendée « LE CHIEN DU LOUVRE. Il survit à son maître... mais c'est pour le pleurer ».
Cette lithographie signée de Melle Hubert est sortie de l'imprimerie Villain, à Paris, mais il y en eut d'autres sur le même thème. Elle illustre un fait réel ou légendaire, rapporté par les contemporains des "Trois glorieuses" (27, 28 et 29 juillet 1830) qui provoquèrent la chute de Charles X.
A l'issue des combats, on ramassa les corps des combattants et on les plaça sur une voiture. Un chien sauta sur eux. Après l'inhumation dans une fosse commune, au Louvre, le chien demeura sur la tombe, hurlant à la mort, refusant toute nourriture. Dépérissant, malade, il fut soigné par deux femmes mais, ayant repris goût à la vie, il n'abandonna pas son maître défunt. Les gardes nationaux l'adoptèrent et lui construisirent une cabane.
Cette histoire touchante a inspiré le poète Casimir Delavigne (1793-1843), auteur d'une Ballade qui fut extrêmement populaire à partir de 1831 :
Passant, que ton front se découvre ; / Là plus d'un brave est endormi./ Des fleurs pour le martyr du Louvre ! / Un peu de pain pour son ami !
C'était le jour de la bataille ; / Il s'élança sous la mitraille, / Son chien suivit. / Le plomb, tous deux, vint les atteindre : / Est-ce le maître qu'il faut plaindre ? / Le chien survit.
Morne, vers le brave il se penche, / L'appelle, et de sa tête blanche / Le caressant, / Sur le corps de son frère d'armes / Laisse couler ses grosses larmes / Avec son sang.
Des morts voici le char qui roule ; / Le chien, respecté par la foule, / A pris son rang, / L'oeil abattu, l'oreille basse, / En tête du convoi qui passe, / Comme un parent.
Au bord de la fosse avec peine, / Blessé de juillet il se traîne, / Tout en boitant ; / Et la gloire y jette son maître, / Sans le nommer, sans le connaître ; / Ils étaient tant !
Cette romance illustre la fidélité par delà la mort. Un autre poème de la même époque s'achève par ses vers :
Fidélité, qu'il est fort ton lien ! / Il le retient au fond de la cabane / Qu'on a construit pour ce fidèle chien / Quand tout Paris l'admire et le contemple, / Quand son renom augmente tous les jours, / Ce chien célèbre offre au monde un exemple / Que les hommes ne donnent pas toujours […] / Trois fois honneur à ce fidèle chien.
Or, cette histoire et les estampes qui l'illustrèrent ont vraisemblablement inspiré le compagnon tisseur-ferrandinier Jean-Baptiste BOURGUET dit Forézien Bon Désir (Valbenoîte 1827-Saint-Etienne 1900).
Bourguet est connu pour avoir édité une dizaine d'estampes très populaires auprès des compagnons, dans les années 1870-1900. On connaît L'Union des corps d'état, Le Voyage de la Sainte-Baume, Le Devoir en boutique des compagnons maréchaux, Maître Jacques, Honneur aux hommes d'élite, un diplôme de tisseur-ferrandinier, des autoportraits, etc.
Et il composa aussi La Fidélité. Qu'y voit-on ? Un chien (un caniche), debout, gourde au côté, appuyé sur une canne. A droite et à gauche, des arbres étêtés, symbolisant l'action de la « grande faucheuse ». Le chien est arrêté devant une colonne tronquée sur laquelle est posé un tromphée compagnonnique : deux cannes placées en sautoir, dans un triangle analogue aux anciens niveaux de maçons (il manque ici le fil à plomb), symbolisant l'égalité devant la mort. Sous les cannes sont placés le compas et l'équerre entrecroisés. Une unique fleur (une immortelle ?) se dresse devant la sépulture du compagnon. Un sac est posé à terre, à gauche, pour signifier que le voyage est fini pour lui.
Bourguet a certainement connu l'estampe du Chien du Louvre. Né dans une cité et membre d'une corporation où les mouvements insurrectionnels ont été fréquents au XIXe siècle, il ne pouvait qu'être sensible à l'hommage rendu aux combattants de 1830. Qu'un chien et surtout un caniche, soit le héros de l'estampe et exprime la fidélité, ne pouvait pas le laisser indifférent. En effet, le chien est l'emblème des Devoirants, par la fidélité qu'il témoigne envers son maître, comme les compagnons envers leur Devoir et leur fondateur. Les plus vieilles images de Leclair expriment cette vertu par le chien et en particulier le caniche, le plus « civilisé » de tous, par opposition aux versions du chien sauvages, voleuses, puantes et cruelles que sont le renard et le loup.
De sorte que Le Chien du Louvre s'est trouvée détournée. D'une fidélité aux morts de 1830, Bourguet en a fait l'image de La Fidélité des compagnons à leur Devoir. Il édite d'ailleurs cette estampe en 1894, après qu'il ait rejoint le courant du Ralliement des compagnons restés fidèles au Devoir, en opposition à celui de l'Union Compagnonnique.
L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)