Grands et petits, ou les cercles de l’enfer
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On ne le dira jamais assez: au théâtre, les conditions de production des spectacles influent bien évidemment sur leurs résolutions esthétiques. C’est ainsi que, quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse, malgré les discours qui se veulent consensuels, il existera toujours, indépendamment de tout jugement de qualité, une esthétique du théâtre privé et une autre du théâtre public. Par ailleurs, à l’intérieur de chacune de ces catégories, les choses sont loin d’être monolithiques. Pour n’évoquer que le théâtre public, il existe plusieurs cercles qui n’ont que très rarement des points de conjonction entre eux. Théâtres nationaux et Centres dramatiques nationaux ont ainsi un circuit de programmation hermétiquement clos. On est entre soi, et n’entre pas qui veut dans ce premier cercle, même si les demandes, on s’en doute, sont fortes, puisque c’est tout de même le nec plus ultra de la profession, le jeu consistant à passer d’un cercle à l’autre, du plus modeste au plus chic donc, du plus désargenté au plus riche.
La récente rentrée théâtrale aura, une fois de plus, mais avec encore davantage de netteté, mis en lumière ces différences de classes (il faut bien les nommer ainsi). Le problème étant que ce n’est pas forcément dans les cercles huppés que l’on trouve les spectacles les plus intéressants (loin de là), en même temps qu’étant donné les conditions dans lesquelles sont présentées les productions des cercles « inférieurs », ceux du tout-venant, peu de personnes sont en capacité de les voir. Ne parlons pas de ceux, critiques, programmateurs et autres professionnels qui devraient les voir, et s’en abstiennent sans état d’âme. Car les spectacles de ces catégories se donnent souvent à la sauvette, pour quelques rares dates seulement, et dans des conditions précaires. Le travail des équipes consiste alors principalement à faire venir d’éventuels décideurs qui pourraient donner une suite aux quelques représentations données… Si tel est le cas, encore faudra-t-il attendre la prochaine saison pour avoir un créneau de jeu, et donc reconstituer l’équipe qui, entre-temps, et pour des raisons évidentes, s’est égaillée…
Haut de gamme
Hors catégorie, on trouve également les spectacles programmés dans des festivals prestigieux, Festival d’automne à Paris, Standard idéal à Bobigny, etc. Le plus souvent ce sont des spectacles en langue étrangère qui sont présentés, et pour très peu de soirée. On s’y précipite donc, et le spectateur lambda a plus de chances de se faire rembarrer faute de places, que d’être accueilli à bras ouverts. Ainsi en fut-il pour le dernier spectacle de Christoph Marthaler donné au Théâtre de la Ville pour une petite semaine (le spectacle tournera quand même), + ou – 0 qui nous emmène au Groenland, là où justement entre plus ou moins zéro degré le monde peut basculer d’un côté ou d’un autre, entre chaleur et gel. Voici donc un groupe d’hommes et de femmes de différentes nationalités rassemblés dans un gymnase (comme toujours avec Marthaler, la scénographie est signée par Anna Viebrock). C’est une sorte d’îlot improbable au milieu d’un autre lieu improbable, au bout du bout du monde, le Groenland, grande étendue de glace, quelque part, nulle part. L’anecdote veut que Marthaler soit allé là-bas, à plusieurs reprises, avec ses comédiens accompagnés de deux actrices groenlandaises, à Nuuk, la capitale, s’imprégner de l’air du lieu, de son temps… et qu’ils ont été profondément marqués par cette expérience. Anecdote? Pas si sûr que cela si l’on veut bien considérer que ces expéditions ont nourri le spectacle, ça va de soi, et que l’on y retrouve quelque chose de l’ordre de l’étonnement proche de l’émerveillement. Mais il n’empêche, ce ne sont là que points d’impulsion permettant à Marthaler de revenir, une fois de plus, sur les thématiques que l’on retrouve dans tous ses spectacles, et particulièrement une vision de l’humaine condition toujours saisie au sein d’un groupe fonctionnant au sein d’une entreprise, et que, par petites touches découpées au scalpel, il s’évertue à disséquer. Toujours avec un regard distancié, un humour, une tendresse et une grâce formidables que les chants choraux rendent encore plus saisissants. Des chants qui s’élèvent comme des ritournelles et pour ainsi dire de manière subreptice, qui enflent, remplissent l’espace, et le temps s’étire… puis le silence revient. Il y a quelque chose de l’ordre de la répétition sans fin dans les spectacles de Marthaler qui joue toujours du silence, du dedans (le gymnase) et du dehors (l’étendue du pays). C’est cette gestion du temps de la représentation qui en fait sa qualité première. Car c’est bien de cela dont il s’agit : d’un étirement d’un temps hors temps, si je puis dire. Et l’on parle, de séquence en séquence, comme dans un bruissement, une multitude de langues, l’allemand, le français, l’anglais, l’inuit… et l’on se met à jouer d’étranges jeux, comme celui, superbe, avec des téléphones portables considérés comme palets de hockey sur glace… le tout entrecoupé par des ordres sortis d’un haut-parleur posé à terre (belle idée que celle de cette voix venue d’ailleurs) ou par une sonnerie destinée à l’équipage. Quel équipage? Là est la question.
Fernand Deligny à la lumière d’Alexis Forestier
À l’opposé de cette soirée haut de gamme, se donne dans un lieu que l’on apprécie pour son accueil, ses fidélités et ses prises de risque tout à la fois, l’Échangeur de Bagnolet, un spectacle, signé Alexis Forestier, le Village de Cristal de Fernand Deligny, que je n’hésite pas à mettre volontairement et peut-être par pur esprit de provocation en regard de + ou – 0 de Marthaler. Je ne cesserai de le répéter, Alexis Forestier est, sans nul doute, à l’instar d’un François Tanguy et de son Théâtre du Radeau, un des créateurs les plus passionnants de notre temps, ne cessant d’œuvrer aux lisières de l’art théâtral en le nourrissant par la même occasion. Lui aussi travaille à partir de la matière scripturale, ne cessant de l’interroger, de la mettre à plat, de lui faire rendre souffle et âme. Qu’il s’agisse des écrits bruts d’André Robillard ou du chant savant de Dante dans la Divine comédie, ses deux derniers spectacles. Architecte de formation, il sait structurer l’espace de la parole dans lequel se meuvent les corps ; musicien il interroge, dissèque et prolonge le verbe. Toujours dans une énergie maîtrisée et avec une équipe, les endimanchés, toujours au diapason. Avec le Village de cristal, Alexis Forestier s’appuie sur le texte éponyme de Fernand Deligny que Josée Manenti, la co-réalisatrice du film le Moindre Geste, lui a fait parvenir par l’intermédiaire de Bruno de Coninck. S’appuie, nourrit, prolonge, met en images et en sons ces seules douze petites pages inédites de l’auteur qui fut aussi et peut-être avant tout, Pierre Macherey le rappelle avec opportunité, « homme de terrain et d’écriture » au cheminement « entre tous atypique et inclassable ». Ce que réalisent Alexis Forestier et ses endimanchés (citons-les tous : Fröde Bjornstadt, souvent apprécié chez Tanguy, Bruno de Coninck, Bénédicte Le Lamer, Barnabé Perrotey, Cécile Saint-Paul, Anaïs Virlouvet) est aussi étonnant que probant. Se dégageant de la trajectoire esquissée avec Tuer la misère et Divine Party, Alexis Forestier retrouve l’inspiration de ses premiers travaux, celle de dada et du surréalisme notamment (on songe à Kurt Schwitters par exemple), mais totalement maîtrisé cette fois-ci. Les tableaux qu’il brosse renvoient tout à la fois à Jérôme Bosch et à Breughel. Avant que la parole de Deligny ne surgisse avec la fable de ce village sous la menace d’une cristallisation. Reste qu’en dépit de ces détours-retours, Alexis Forestier demeure dans la droite ligne de son travail à la clinique de La Borde qui ne cesse de nourrir toute son œuvre.
Donné une dizaine de fois à l’Échangeur, il n’est pas sûr que le spectacle survive. C’est l’imbécile loi du genre que l’on accepterait éventuellement si Alexis Forestier obtenait des moyens pour poursuivre son travail. C’est le même mal que l’on souhaiterait à Agnès Bourgeois qui vient de présenter à Anis Gras (toujours sur une dizaine de dates) un Conte d’hiver de Shakespeare passionnant à condition qu’on le considère comme une étape de travail, ce qui, bien sûr, n’est pas le cas du tonitruant Roméo et Juliette retraduit (dans tous les sens du terme) par Olivier Py au Théâtre de l’Odéon, énorme machine à la durée de vie assurée… Mais entre le Théâtre national de l’Odéon et la petite salle d’Anis Gras à Arcueil, quelle commune mesure?