La morale de la concurrence

Publié le 18 octobre 2011 par Copeau @Contrepoints

Les individus sont obligés d’agir de façon la plus altruiste possible dans le cadre de la liberté économique. Une recension de l’œuvre d’Yves Guyot, La Morale de la concurrence, 1896.

Par Aurélien Biteau

Dans son petit livre La Morale de la concurrence, Yves Guyot, économiste et politicien français du 19e siècle, cherche à démontrer que la concurrence, loin de rendre les individus égoïstes, cupides et pleins de tous les vices, est au contraire le ressort moral fondamental des sociétés modernes.

Nombreuses furent les religions qui donnèrent aux hommes des préceptes moraux. Nombreux furent aussi les philosophes qui cherchèrent à définir définitivement l’action morale. Mais malgré toutes ces religions et tous ces philosophes, nombreux furent les crimes dans l’histoire de l’Humanité. C’est le premier constat d’Yves Guyot. Malgré les nombreuses morales qu’ont pu connaître les hommes, aucune d’entre elles n’est parvenu à se présenter comme un ressort suffisamment puissant pour les obliger à agir moralement.

Les récompenses et les sanctions de la religion, appliquées au-delà de la vie, sont parues trop lointaines pour régler les passions humaines sur terre. Et quelles sont les sanctions des philosophes ?

Mais Yves Guyot ne désespère pas : le ressort moral de l’action humaine n’a guère besoin de mots vides et de concepts subjectifs pour exister. La réalité objective de l’action humaine offre toutes les sanctions et toutes les récompenses nécessaires à l’acte moral.

Voyons de plus près ce qu’il se passe en 1896 dans les sociétés les plus avancées sur le plan industriel.

Concurrence et altruisme

En 1896, la France, l’Angleterre ou encore les États-Unis vivent l’incroyable développement économique permis par le capitalisme. Les individus se lancent dans de grandes activités productrices : l’agriculture, l’industrie, la banque, le commerce où Guyot place les professions libérales (médecine, droit, etc.)

Mais tous ces individus, produisent-ils pour eux-mêmes ? Pas un instant. Ils ne produisent que pour les autres. Leur première obligation est donc de rechercher la satisfaction de leurs clients. Loin de devoir chercher en lui-même ou dans des textes sacrés les préceptes moraux de l’altruisme, le producteur s’oblige sans effort, par son propre intérêt, à satisfaire les désirs d’autrui.

Le producteur n’a pas besoin de se répéter « Ton obligation morale t’ordonne de penser aux autres. » Il n’a pas besoin de suivre Kant et de réfléchir longuement sur son impératif catégorique. Son propre intérêt lui commande spontanément d’adopter une position altruiste et de faire le bien pour autrui. Mieux encore, pour être devenu altruiste, le producteur ne réclame même pas à l’Humanité la reconnaissance du mal qu’il se donne pour elle.

« À l’Humanité », car c’est bien l’Humanité toute entière qu’il cherche à satisfaire. Il ne se contente point de répondre aux désirs de ses compatriotes. Le monde entier est le terrain de son altruisme, car le monde entier peut en retour satisfaire à ses désirs.

Voyez disparaître les avares ! Qui ose garder tout son argent dans une cassette comme Harpagon ? Personne ! Des gens prennent tous les risques pour satisfaire les désirs d’autrui, et l’argent qu’ils ont épargnés par cette voie, ils cherchent à le faire fructifier, et ils le prêtent contre intérêt aux individus qui ne peuvent jouir de leurs propres capitaux, mais qui veulent à leur tour satisfaire les désirs d’autrui, pour leur propre intérêt ! L’argent se partage sans que nul ne soit volé, et rapidement, tout le monde bénéficie de l’accumulation du capital.

Dans un régime de liberté économique, c’est-à-dire de libre concurrence, le producteur a plus besoin du client que le client n’a besoin du producteur. Un producteur ne parvient pas à satisfaire un consommateur ? Qu’à cela ne tienne, celui-ci ira chez le voisin et notre producteur ne gagnera rien.

Loin de pouvoir se permettre d’être aussi féroces et avares que les caricatures socialistes veulent le faire croire, l’industriel et le bourgeois sont condamnés, pour conserver leur confort, à se soumettre aux désirs de la masse, à prendre tous les risques avec leurs capitaux pour séduire le consommateur et ne pas le perdre. On n’a jamais vu dans l’Ancien Régime un noble être déchu de son statut et perdre ses privilèges à cause de son action quotidienne. Mais des industriels ruinés, des bourgeois déclassés, des individus riches qui ont pris des risques, n’ont pas su satisfaire leurs clients ou gérer leurs capitaux, et qui, par leurs actes, ont tout perdu, on en trouve une quantité non négligeable. Aucune position n’est acquise.

Ainsi les individus sont obligés d’agir de façon la plus altruiste possible dans le cadre de la liberté économique. Ils ont tout à gagner à faire ça. Et le moindre relâchement peut leur être fatal.

Mais mieux encore, la concurrence est la solidarité des intérêts. Oui, solidarité ! Nul producteur n’a intérêt à voir ses clients s’appauvrir et se ruiner. Car alors plus aucune production ne s’écoulerait. Et le producteur serait lui-même un pauvre. Loin de chercher à exploiter sa clientèle, loin de chercher à maintenir la masse dans la misère, le producteur a essentiellement besoin de l’enrichissement des consommateurs. Plus le pouvoir d’achat de ceux-ci augmentera, plus les produits qui peuvent être vendus seront nombreux. La caricature que fait le socialisme du capitalisme est donc aussi puérile que ridicule.

Et il en va de même pour la caricature protectionniste ! Yves Guyot nous rappelle qu’ils ont craint que l’Angleterre envahisse la France de ses produits, et que s’est-il passé ? C’est la France qui a pu « envahir » l’Angleterre de ses produits. L’ouverture des frontières au marché est bénéfique pour les producteurs. On s’est plaint que la Californie produisait du vin. Mais qui se plaindra de la clientèle américaine, habituée à boire son vin, lorsque celle-ci cherchera en France les vins de meilleur qualité ? Seulement les médiocres qui font l’éloge de leur paresse et qui ne peuvent se dépasser pour offrir la meilleur qualité à des consommateurs qui sont rois.

On s’est plaint d’importer du blé américain. Mais quel Français a pu en produire pour moins cher, et de meilleur qualité ? Qui osera dire que les Français, qui ont pu manger mieux et pour moins cher, en ont souffert ? Qui traiterait les Américains comme des criminels pour avoir vendu leurs meilleurs blés aux Français ? Quel protectionniste est prêt à vivre la vie de ses pères, dans le (mé)confort d’avant le libre-échange ?

La liberté économique, c’est donc la paix avec ses voisins.

Mais la concurrence apporte aussi sa puissance morale dans les relations entre l’employeur et le salarié. L’employeur ne peut se permettre, en situation de concurrence, d’exploiter ses salariés. Bien au contraire, pour attirer les talents et les conserver, il faut payer le prix cher, car les concurrents, eux, ne laisseront pas fuir les meilleurs travailleurs. Cela a d’ailleurs été parfois fatal pour les patrons du 19e siècle : ils ont voulu aller si loin dans cet altruisme qu’ils se sont perdus dans un paternalisme mauvais, rendant captif l’ouvrier, et créant de nombreuses tensions favorables à la caricature déplacée du socialisme – pourtant si répandue aujourd’hui dans les têtes françaises.

Valeur morale de la concurrence

Qu’exige la concurrence des individus ? L’exaltation de la morale individuelle et le développement perpétuel de ses qualités innées.

Jusqu’au 19e siècle, la guerre était le moyen des hommes d’étendre leurs civilisations. La guerre a été pendant des siècles le ressort moral des civilisations : elle a produit de nombreux héros, toujours acclamés, elle a poussé les hommes au dévouement, à l’altruisme et à la solidarité. Elle a été le ressort moral des civilisations du passé.

Yves Guyot reprend ici une idée de Gustave de Molinari qu’on retrouve dans Grandeur et décadence de la guerre : voilà qu’au 19e siècle, la guerre est devenue un moyen de destruction terrible, à tel point que nul vainqueur ne peut en tirer le moindre profit. Quant au plan moral, la guerre est devenu l’éloge de la barbarie et elle ne produit comme héros que des hypocrites, des planqués, des cyniques et des menteurs.

La concurrence est donc devenue le ressort moral de la civilisation moderne. On ne fait plus d’acquisition par les armes et la domination de la force. Pour acquérir, il faut désormais faire preuve d’inventivité, de grandes qualités de gestionnaire, il faut développer ses connaissances, dominer les risques, se dévouer dans l’accomplissement de tâches productives, anticiper les désirs d’autrui, etc.

Poussiéreux et dépassés sont les hommes qui croient encore que la vertu s’accomplit dans les valeurs du guerrier. L’honneur, la fidélité, l’héroïsme du soldat sont les vertus du passé. Elles sont les vices d’aujourd’hui. Qui peut croire que la Première guerre mondiale, qu’Yves Guyot n’a pas alors connu, a été bénéfique aux civilisations qui y ont pris part ? N’ont-elles pas, dans cette guerre, perdu tout ce qu’elles avaient produit par les vertus de la concurrence ?

Si vous cherchez les héros de la civilisations modernes, trouvez les inventeurs, trouvez les entrepreneurs, trouvez ceux qui assument la prise de risque. Les libertariens comprendront qu’Yves Guyot fait ici bien avant Ayn Rand l’éloge de l’entrepreneur.

L’entrepreneur n’a rien à envier au guerrier du passé : comme lui il est actif, énergique, perspicace, prudent pour mesurer les dangers, courageux pour les braver.

Mais à l’échelle de l’humanité, la différence entre l’entrepreneur et le guerrier, c’est la paix. Le guerrier doit détruire l’autre. L’entrepreneur doit l’enrichir.

Le désordre moral

En ces jours où la social-démocratie s’effondre d’elle-même et où des petites bandes d’indignés défilent mollement dans les rues, il faut avouer que le dernier chapitre de La Morale de la concurrence résonne de curieuse façon.

Qui sont les agents du désordre moral dans la civilisation moderne ?

Il y a bien sûr les nostalgiques des civilisations passés, adorateurs de la guerre, défenseurs malgré eux de la barbarie et de la destruction. Le nom de « réactionnaire » est pour eux clairement mérité.

Mais pour Yves Guyot, ce ne sont pas nécessairement les plus dangereux (pas sûr que l’histoire lui ait donné raison). Les plus dangereux, ce sont tous les défenseurs de la médiocrité, étriqués dans le même mode de pensée, à savoir les socialistes et les protectionnistes.

En effet, que réclame le protectionniste ? Il réclame qu’on le protège des concurrents. Il craint que ses concurrents aient de bien meilleurs qualités morales que lui, car sinon il ne demanderait aucune protection. Il craint que ses concurrents soient plus actifs, plus énergiques, plus perspicaces, plus prudents et bien plus courageux que lui. Dépassé sur le plan moral, le protectionniste réclame l’éloge de sa médiocrité. Il réclame que la vertu soit combattue et la réussite punie. Pire encore, il réclame que le consommateur soit à sa merci puisqu’il ne supporte pas d’être à la merci de celui-ci. Le protectionniste est un homme médiocre, et à la manière de tous les médiocres, il croit être un héros, il croit sauver ses compatriotes en les inondant de sa médiocrité – seule abondance qu’il tolère.

Et le socialiste, que fait-il ? Il réclame la protection de producteurs particuliers : à savoir les salariés. Il n’est absolument pas plus différent que le protectionniste. Lui aussi veut protéger les producteurs, car les salariés sont des producteurs. Le socialiste souffre donc de la même médiocrité. Le dépassement de celle-ci n’est pas pour lui une difficulté, c’est une forme d’exploitation. Que la concurrence oblige les hommes à faire l’effort de donner le meilleur d’eux-mêmes pour les autres, ce n’est pas une vertu, c’est un vice, et l’effort, c’est l’esclavage. Cette lâcheté, le socialiste la souffle aux ouvriers. Et malheur à ceux qui ne prennent pas part au combat. Où est le ressort moral dans le socialisme ? Le socialisme encourage la haine, la paranoïa, le mépris du succès, la paresse.

Et même, en quoi le socialisme mérite-t-il d’être appelé « progressisme » quand il ne fait rien d’autre que de réclamer le retour des corporations qu’a pu connaître l’Ancien Régime ?

En guise de conclusion, rien ne vaut de retenir le discours tenu par chaque école. Les protectionnistes disent : « Occupe-toi moins de faire que d’empêcher les autres de faire. » Les socialistes disent : « Exploité, fais-en le moins possible, et crois en notre Société future qui t’apportera la richesse. » Les libéraux disent : « Faites pour vous mêmes, et vous ferez pour les autres. » À vous de voir quelles vertus vous préférez ici.