Prendre le taxi à Paris est devenu pénible. Non, comme autrefois, à cause des chauffeurs qui ne cessaient de protester contre tout et rien, ils se sont calmés, mais à cause des radios que beaucoup écoutent. Je ne parle pas des soirées de discussions sans fin sur le football mais de ces émissions de radio ouverte que l’on peut entendre sur RMC, RTL et bien d’autres chaînes.
Ces émissions fonctionnent toujours sur le même principe : donner aux auditeurs la possibilité de s’exprimer pendant quelques dizaines de secondes. Cela ne coûte pas cher (pas de droit Sacem, pas de programmateur) et cela a semble-t-il un certain succès.
Les faits divers, l’actualité politique nourrissent ces temps d’antenne qui prétendent, à l’instar de Le Pen, mais ce n’est pas un hasard, permettre aux Français de dire tout haut ce qu’ils pensent (ou plutôt penseraient) tout bas. En fait, les auditeurs qui s’expriment le font dans le cadre très particulier de l’anonymat, on ne donne à l’antenne que leur prénom, ce qui leur permet de s’exprimer sans aucune autocensure ni réserve : l'anonyme peut dire n’importe quoi à l’antenne puisqu'il ne risque pas d’être rappelé à l'ordre par le souci de la bonne opinion que les autres ont de soi. Ce n’importe quoi serait insignifiant s’il n’était aussitôt repris par l’animateur et transformé par celui-ci en une parole qui compte.
La spontanéité est valorisée, souhaitée, demandée, exigée même parfois par les animateurs. Les auditeurs s’expriment donc au nom de l’émotion ressentie à l’annonce d’une catastrophe, d’un crime particulièrement horrible, d'une décision politique susceptible de les affecter (augmentation du prix du tabac…), ce qu'ils le font le plus souvent avec virulence. Ces émissions ne nous donnent à voir que des émotions brutes. Et, bien loin de tenir les réactions spontanée forcément excessives que l’émotion suscite pour des propos que le bon sens corrigerait aussitôt dans la vie ordinaire, l’animateur leur donne une stature, un statut, une importance politique, idéologique qu’elles n’ont évidemment pas : c’est, nous répète-t-il en permanence, le peuple qui parle. Le peuple? On devrait dire la foule, celle qui se laisse entraîner dans les pires dérapages. La foule virtuelle que rassemble ces émissions ressemble à celles qu’analysait Le Bon, capables de lyncher un innocent, d’appeler au meurtre ou à la guerre. Que les propos qu’on entend en permanence dans ces émissions miment ceux que tiennent les populistes, notamment le Front National ne gêne pas leurs animateurs, bien au contraire. Bien loin de s'interroger sur cette troublante proximité, ils s'en félicitent puisqu'elle leur donne le sentiment d’être en phase avec cette France populaire dont on nous répète sans cesse qu'elle vote de plus en plus pour l’extrême-droite.
Pour se défendre des accusations, les médias qui se livrent à ce petit jeu assurent filtrer les réactions des auditeurs. En fait, ils les éditent, ils effectuent une sélection et organisent une sorte de débat déséquilibré : deux ou trois interventions transgressives contre une qui ramène au bon sens. La transgression fait le succès de ces émissions qui n'ont qu'un mot à la bouche : lutter contre la bienséance, contre le politiquement correct, contre la langue de bois, contre tout ce qui vise à contenir l'émotion. Pour que l’émission soit bonne, pour qu’elle suscite des réactions et donne à ses auditeurs le sentiment d’entendre une autre voix, une voix qui leur soit proche, il leur faut casser ces règles de vie commune qui interdisent, par exemple, de tenir des propos racistes ou antisémites. D’où ces dérapages répétés auxquels on finit par ne plus faire attention. Au risque de rendre légitimes des propos qui étaient hier jugés scandaleux.
La démocratie consiste à organiser des échanges, à confronter des idées, à faire d’une foule qui réagit à ses seules émotions un public qui réfléchit, raisonne et s’oppose sur des arguments. Ces émissions font tout le contraire.