Le corps de Yayoi et l’infini

Publié le 18 octobre 2011 par Marc Lenot

À l’entrée de l’exposition consacrée à Yayoi Kusama au Centre Pompidou (jusqu’au 9 janvier), une photographie murale en noir et blanc annonce l’exposition. Devant un mur peint qui semble alvéolé tant le réseau de traces ponctuées y est dense, l’artiste, vêtue d’une robe parsemée de petits motifs, étreint une statue (Macaroni Girl, 1963) qui semble couverte de dentelle ajourée (ce sont en fait des pâtes ‘ruote’ en forme de roue à moyeux) ; les trois fonds, mur, robe et sculpture, se confondent. Le ‘punctum’ vient d’un accroc dans le bas résille de Kusama, un peu de chair qu’on aperçoit par accident délibéré, un dévoilement du corps très maîtrisé. C’est sans doute une des choses qui m’a le plus frappé dans cette remarquable exposition, la manière dont l’artiste s’expose, se met en avant, en danger, tout en restant en retrait. Les petites vidéos orgiaques montrées ici célèbrent la liberté des corps dénudés en public, la libération sexuelle inséparable de la contestation politique en ces années de guerre du Viet-Nam : ces happenings ont lieu à Wall Street, dans le métro new-yorkais, devant des églises, au pied de la Statue de la Liberté (ci-contre Anatomic explosion, Anti-war happening sur le pont de Brooklyn, NYC, 1968) , on y brûle des petites culottes, on y perturbe une émission de télévision, on y joue Bonnie & Clyde, les corps se mêlent et s’emmêlent, et la maîtresse de cérémonie, imperturbable, le regard dur, peint des pois sur les corps nus des participants, sans ciller. Il y a là une énergie folle, anarchique, provocatrice que notre époque puritaine semble avoir oubliée.

Kusama publie aussi la revue Orgy : Nudity, Love, Sex & Beauty (un numéro en est en vente à la librairie du Centre, tous les nostalgiques du Flower Power se précipiteront pour l’acheter; extrait ci-contre).

C’est là la fin des années new-yorkaises de Kusama ; arrivée en 1958, après avoir constaté son impossibilité à évoluer dans la société japonaise, elle y reste 15 ans. Elle s’y dépouille du surréalisme à la Desmond Morris de ses premières toiles japonaises, marquées par la survie post-Hiroshima : terre brûlée, formes organiques monstrueuses (ci-contre Earth of Accumulation, 1950, huile et émail sur un sac de graines). L’inscription au mur du musée dit ‘Japon 1929-1957’, au lieu de 1949-1957 : comme si Kusama était artiste dès sa naissance... Une des toiles de 1950, dont je ne trouve pas de reproduction, ‘Accumulation de cadavres (prisonnier encerclé par le rideau de la dépersonnalisation)’, montre au fond d’un tournis de formes sombres, un puits de lumière comme une ascension vers l’empyrée mais ce sont deux arbres calcinés qui se détachent dans cette clarté.

La salle suivante est extraordinairement belle et paisible, traduisant peut-être sa sérénité temporaire au début de sa vie new-yorkaise : ses Infinity Nets, blancs et gris, sans cadre (l’un aurait fait plus de 10 mètres) sans limites, sont la trace de son corps à corps avec la peinture, de son geste pictural (intéressant texte de Laura Hoptman dans le catalogue à ce sujet). Ils sont comme une peau plissée, figée sur laquelle elle écrirait des zéros sans fin, des ∞ justement (il faut ensuite aller voir Dotremont quatre étages plus haut, une autre vibration de blanc et de noir, un autre chercheur d’infini). C’est, pour moi, la plus belle partie de l’exposition.

Ensuite, la couleur s’installe, puis les accumulations, d’abord de signes, comme ces billets (Untitled, 1962-63, détail ci-dessus) de Won Hollar, The Untied Skates of Arnica, signés de Zilch et Nutt, puis de sculptures, objets ordinaires (échelle, chaise, canapé, fauteuil (Accumulation n°1, 1962, ci-dessous), étagère, mannequin, robe, valise, chaussures) hérissés de phallus blancs mous, débandant, pendouillant, informes, déréalisant le sexe, pourchassant l’obsession qui la dévore, écrin de son corps absent. Au sol, des ‘macaroni’ (et aussi, pour être précis, des coquillettes, des ruote et des insalatonde) comme une féminité piétinée. C’est l’époque de l’auto-oblitération où elle tente de conjurer sa pulsion d’autodestruction.

Le retour à Tokyo en 1973 est tragique : couleurs sombres, tentative de suicide, hospitalisation. Elle passe alors aux grandes installations spectaculaires : nuages au sol, forêts d’excroissances phalliques rouges et noires, mollesse tactile et montage obsessionnel (ci-contre The Moment of Regeneration, 2004). On passe ensuite par ses fameuses salles à immersion sensorielle où on perd tout repère, reflété à l’infini, immergé dans ses motifs. La première salle, aux murs couverts de miroirs, est emplie de formes géantes couvertes de points blancs sur fond rouge (Dots Obsession, Infinity Mirrored Room, 1998). Cette obsession, cette prolifération, telle une géante et monstrueuse amanite phalloïde envahissant tout, pourraient induire un malaise, une gêne. J'ai, au contraire, ressenti là une sensation d'intimité, de chaleur vivante, de pulsion amniotique, de battements du coeur maternel.

La seconde salle est aussi entièrement couverte de miroirs, murs, sol et plafond. Il y fait sombre, la seule lumière provient d’innombrables lucioles dont la couleur change constamment. En traversant la pièce, sans claustrophobie, on a un peu la sensation d'arriver dans un paradis perdu; mieux vaut y rester longtemps, entrer en résonance avec l'oeuvre, c'est une expérience magique (Infinity Mirror Room (Filled with the Brillance of Life), 2011). C’est certes un peu spectaculaire, mais c’est le corps des spectateurs qui, ici se met en jeu et se mesure à l'infini, après le corps de l’artiste.

Photos 1, 2, 9 & 10 de l'auteur.
Photo 8 courtoisie du Centre Pompidou (The Moment of Regeneration, 2004.  55 pièces. Tissu cousu, uréthane, bis, peinture. Dimensions variables. Courtesy Victoria Miro Gallery, Londres. Ph. prise au National Museum of Modern Art,Tokyo. Photo: Keizo Kioku.)