"(...) Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance. Il n’est pas sûr qu’elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que, partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l’occasion, sait mourir sans haine pour lui. C’est elle qui mérite d’être saluée et encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. C’est sur elle, en tout cas, que, certain de votre accord profond, je voudrais reporter l’honneur que vous venez de me faire."
Empêcher que le monde ne se défasse...Finkielkraut a eu quelques lignes définitives là-dessus, dans son Nous autres, modernes. La proximité d'auteurs comme Michéa, Orwell, Lasch ou Camus rend palpable la fragilité de ce monde et l'impérieuse nécessité de protéger certaines choses admirables. Notamment de l'hubris saccageuse du Camp du Progrès dont le leitmotiv aux inquiétudes de l'honnète homme peiné des désastres en série qui ravagent nos vies reste: "Et pourquoi pas?"
Orwell, dans un roman injustement peu connu, "Un peu d'air frais" compose une ode à la conservation, au scrupule, au travers du voyage éclair d'un citadin sur les lieux de pêche de son enfance, irrémédiablement pollués et sinistrés. Ce que ne lui pardonnèrent jamais ses "amis socialistes" d'alors (et d'aujourdhui) car il avait compris et disait haut, malgré son horreur du politique -et de l'engagement qui va avec, lui qui ne rêvait que de jardinage et de biquettes- qu'il ne peut y avoir d'amélioration de la condition humaine sans une certaine exigence de conservation et d'enracinement et que l'universel ne peut advenir qu'à partir d'un sentiment d'appartenance à une culture, une langue ou des paysages; tous les apologues de la table rase ou de l'émancipation et de la désafilliation (culturelle, géographique, historique, religieuse) qui pullulaient alors autour de lui et qui tiennent aujourdhui encore le haut du pavé médiatique, libéraux de gauche (tendance les inrocks ou Télérama, Hollande ou Aubry) ou libéraux de droite (tendance l'Expansion ou Le Figaro, Sarkosy ou Copé), militants de RESF clandestinophiles ou du MEDEF communiant -par principe- dans le culte de l'illimitation et du lendemain qui chante....
Kolakowski, dans son internationale qui ne verra jamais le jour, "Comment être socialiste- conservateur- libéral" avait ces mots-là:
« Il croit fermement [le conservateur] que nous ne savons pas si diverses formes traditionnelles de la vie sociale -comme les rituels familiaux, la nation, les communautés religieuses- sont nécessaires pour rendre la vie ne société tolérable ou même possible. Cependant, il n'y a pas de raison de croire que, en détruisant ces formes, nous augmentons nos chances de bonheur, de paix, de sécurité et de liberté. Nous ne pouvons pas savoir de manière certaine ce qui se passerait si, par exemple, la famille monogamique était supprimée, ou bien si la coutume consacrée par le temps qui nous fait enterrer les morts était remplacée par un recyclage rationnel des cadavres à des fins industrielles. Nous serions bien avisés pourtant d'en attendre le pire».
(...) « Le conservateur croit fermement que l'idée fixe de la philosophie des Lumières- à savoir que l'envie, la vanité, la cupidité et l'instinct d'agression ont toujours pour cause des institutions sociales défectueuses et disparaîtrons lorsque ces institutions auront été réformées- n'est pas seulement tout à fait invraisemblable et contraire à l'expérience mais extrêmement dangereuse. Comment toutes ces institutions ont-elles pu voir le jour si elles étaient totalement contraires à la nature profonde de l'homme ? Nourrir l'espoir que l'on pourra institutionnaliser la fraternité, l'amour, l'altruisme, c'est préparer, à coup sûr, l'avènement du despotisme. »
Il y a des choses qui ne se font pas, c'est la "common decency" d'Orwell...l'ignorer ou le moquer, c'est prendre le risque que le monde se défasse.