Coucou, les copines
On peut être unanimement reconnu comme le «cuisinier le plus influent du monde» et avoir su rester simple. Sur un trottoir humide de Genève, Ferran Adrià, le chef récemment défroqué du restaurant El Bulli, fume une cigarette en buvant une bière. Il tutoie sans sommation. Cause à mille à l’heure. Rêve d’avaler une fondue. Et balance de bons sourires à la cantonade. Le cool type, quoi. Voilà pourtant l’homme aux 1846 créations frappadingues autant que légendaires. L’homme qui a mis l’art culinaire cul-par-dessus-tête. Qui a pulvérisé, restructuré, explosé, galvanisé, réinventé, désintégré, dessoudé et tout machiné dedans la centrifugeuse.
Tiens, d’ailleurs, quel sort réserverait-il à une brave charcutaille de notre pays romand? Au milieu de l’interview, sans crier gare, on lui pose la question en lui collant une saucisse aux choux sous le nez. Une vraie vaudoise, avec le petit cachet vert. Le chef catalan ne la renifle ni ne la palpe. «Cette saucisse, avant toute chose, je commencerais par essayer de la comprendre. D’où vient-elle? Comment elle est faite? Comment la mange-t-on? Je mènerais une petite enquête. Puis je chercherais une voie. Cela peut être le terroir, l’histoire. Je pourrais aussi tourner le dos à tout cela», note-t-il, sans quitter le gracieux boyau des yeux. «Il faut se poser aussi la question de son importance dans l’assiette. Ce ne peut être qu’une touche. Ou plus. Avec cette saucisse, je peux faire mille plats." Boudu! Mille???
Voilà qui n’éclaire pas précisément le processus de création du père de la cuisine moléculaire. Le documentaire Cooking In Progress se montre plus explicite. Pendant un an, le réalisateur Gereon Wetzel a suivi Ferran Adrià et son équipe, d’abord dans leur labo de recherches barcelonnais, puis dans les coulisses du restaurant El Bulli. Des mois de fièvre et de doute, d’expérimentations systématiques et quasi-scientifiques, pour élaborer la nouvelle carte, über novatrice forcément.
A quoi pense le chef, tel qu’on le voit à la fin du film, assis tout seul, les yeux dans le vague, en train de goûter une ribambelle de nouvelles recettes? «Impossible de le dire. Probablement au chemin qu’ouvre le plat. Et peut-être à sa place dans le menu. Un menu, c’est comme un film; il faut de la tension, de l’humour, de la violence, des moments de détente. Les gens qui viennent chez moi doivent vivre une expérience. Ils doivent repartir en se posant des questions. Questionner, c’est le propre de l’avant-garde. Susciter la polémique aussi. Je suis pour le débat. Sans lui, rien n’avance.»
Ouf, digérons tout ça.
Alors que sort son livre de popote domestique («repas de famille», ed. Phaidon, 383 pages de recettes résolument roots et simples), on lui demande s’il va se lancer dans le produit dérivé en cascade, comme bien d’autres toques prestigieuses. La remarque le fait sourire. «Je vais d’abord me laver la tête. Et filer au Pérou, où il se passe des choses extraordinaires: 50 000 jeunes y étudient la cuisine. Une révolution sociale et culinaire s’y trame.»
Parlons-en de révolution. A quoi ressemble celle qu’il a fomentée dans le monde des casseroles? A une ébullition passagère? A un putsch impitoyable? «J’ai une admiration sans borne pour Guérard, Girardet, Troisgros. Je connais par cœur les dix commandements de la Nouvelle cuisine édictés par Gault et Millau. La pratique culinaire que nous proposons fait peut-être la révolution, mais c’est une révolution très aimable et respectueuse des grands maîtres. Cela dit, elle a porté ses fruits. Aujourd’hui, la plupart des chefs régulièrement cités comme les plus grands du monde sortent de chez El Bulli. »
Chic type, mais pas super modeste non plus.
Des bises, des papouilles