« L’humour se révèle parfois comme le seul sens de l’univers. »
Magritte, Portrait d'Edward James
Enrique Vila-Matas fait partie de ces écrivains pour lesquels j’ai une faiblesse particulière : j’aime tous ses livres ; certains un peu moins que d’autres, il est vrai, mais il n’y a rien à faire : j’aime tous ses livres. Je ne crois cependant pas manquer d’objectivité en affirmant que le Journal Volubile est un très bon opus.Le narrateur est un écrivain, auteur du Docteur Pasavento, qui, dans la solitude de son appartement, envisage de renoncer à l’écriture comme Duchamp avait autrefois renoncé à l’art. Il veut faire de sa vie une œuvre d’art et hésite entre embaucher un écrivain qui raconterait cela et inventer un écrivain qui rédigerait un journal en se faisant passer pour lui… Qui écrit donc ce journal ? Enrique Vila-Matas certainement, mais Enrique Vila-Matas est un aussi son propre personnage et il faudrait être bien naïf pour croire que le Journal volubile est un véritable journal intime. Il s’agit plutôt d’un roman composé de nouvelles et d’essais et la forme du journal avec ses dates, ses anecdotes, etc. ne serait qu’un prétexte à une nouvelle fiction. La frontière entre la fiction et la réalité est toujours extrêmement confuse chez Vila-Matas :
« je ne fais que me battre avec la tension entre fiction et réalité pour accéder à la vérité. »
La forme du journal n’est pas seulement un prétexte, mais la forme la plus appropriée à l’art de Vila-Matas qui aime tant se dévoiler tout en se dérobant. On connaît son goût pour l’imposture. Il est impossible de savoir si les aussi innombrables que plaisantes anecdotes le concernant ou concernant ses amis comme Claudio Magris ou Paul Auster (auquel on a presque envie de pardonner ses derniers romans) sont vraies ou non, comme il est impossible, à moins d’effectuer un impossible travail de recherche, de savoir si les citations des multiples auteurs dont il parle sans cesse (qu’il serait impossible ici de recenser) sont apocryphes ou non. On dit parfois que la plupart des citations de Kafka connues en Espagne sont l’œuvre du Barcelonais. Vila-Matas aime avancer masqué, aime se cacher derrière ses auteurs fétiches que sont par exemple Bolaño, Monterroso, Walser ou Sebald. C’est une manière pour lui de rendre hommage à ceux qu’il admire, de s’inscrire dans l’histoire de la culture avec humilité :
« Nous écrivons toujours après d’autres et c’est peut-être pourquoi j’ai si souvent recherché – avec des citations littéraires distordues ou inventées qui contribuaient à créer des sens différents – une image de moi faite de traits étrangers et voilà peut-être pourquoi j’ai si souvent fragmenté le vieux texte de la culture et disséminé ses traits en les rendant méconnaissables de la même façon qu’on falsifie de la marchandise volée. C’est ainsi que je me suis frayé un chemin, que j’ai avancé. Sur ce terrain, rien ne rassure plus qu’un masque. »
Il s’agit de disparaître dans la culture (comme le fit Mayol dans le Voyage vertical) afin de mieux se retrouver, de mieux coïncider avec soi-même et de mieux se révéler car, comme l’écrivait Oscar Wilde dans La critique est un art :
« L’homme cesse d’être lui-même dès qu’il parle pour son propre compte. Donnez-lui un masque et il vous dira la vérité. »
Même s’il ne faut rien prendre au pied de la lettre, Vila-Matas se dévoile au travers des multiples méditations qui composent ce livre. Il est impossible d’aborder tous les sujets, mais bon nombres d’entre eux sont liés au vieillissement, à la mort et, plus généralement, à la disparition.Dans sa chambre d’hôpital, Vila-Matas songe à la mort et plus particulièrement à un accident survenu dans une piscine municipale : un homme, un sans-papier, s’est noyé. Pendant que son cadavre git en attendant d’être emporté par les services municipaux, tout le monde continue, comme si de rien n’était, à se baigner, à bronzer, à batifoler... Ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un clandestin qu’une telle indifférence se manifeste, c’est plutôt parce que la mort de l’autre n’a aucune importance. Tel est le scandale : à notre mort, tout continuera comme si nous n’avions jamais vécu. La mort ne serait acceptable que si nous mourrions tous. C’est pourquoi ce Vila-Matas convalescent qui a frôlé la mort ne voit dans les fêtes de fin d’année aucune raison de se réjouir : à chaque nouvel an, la menace se rapproche. Cette conscience de la mort est l’une des raisons qui poussent à écrire. La littérature ne peut être conçue, selon l’auteur, comme un métier, mais comme une maladie, celle de se savoir mortel, celle de ne pas se sentir comme tout le monde. L’atopia, bien sûr. L’écrivain, où qu’il soit, est un étranger.Écrire, c’est vivre sur un autre rythme, c'est se soustraire à la frénésie de la quotidienneté, c’est contempler la vulgarité de l’existence incarnée par la femme de Bioy Casares et la sœur de Fernando Pessoa, la première avouant ayant tout fait pour éviter que Borges ne vienne trop souvent chez elle, l’autre reconnaissant n’avoir jamais réellement prêté attention à son frère. Ce serait d’ailleurs une caractéristique féminine : avoir « une relation plus solide et plus réaliste avec le monde ».Enrique Vila-Matas parle alors, par-ci par-là, de son écriture, précisant qu’il ne suit pas un plan préétabli, mais qu’il laisse faire ses personnages, découvrant au fur et à mesure comment les choses se déroulent. Ce n’est qu’ensuite qu’il se corrige, la correction étant le travail le plus difficile qui soit. Il est amusant de noter que ces idées se retrouvent dans les Entretiens que Francis Bacon accorda à Michel Archimbaud. Bacon y explique que lorsqu'il débute un tableau, il a bien une idée de départ, mais que celle-ci se transforme au gré de ce qui se passe sur la toile. Il explique également qu’il a dû détruire de nombreux tableaux après les avoir corrigés. Le grand problème en effet, qu’il s’agisse d’un livre ou d’un tableau, est de savoir quand s’arrêter. C'est sans doute parce qu'il se sent fondamentalement étranger que Vila-Matas aime tant les voyages, ceux-ci lui permettant de faire siennes ces paroles prêtées à Gonzales Sainz :
« Je me sens étrange ici, étranger, distant, et se sentir un étranger est, je crois, l’une des conditions de l’écriture, habiter le monde un peu dans un recoin. »
Assis à la table du Café de la mairie, place Saint-Sulpice à Paris, qui n'évoque plus pour personne Perec, Vila-Matas observe ces cohortes de touristes américains animés par une religiosité imbécile inspirée de Dan Brown et de George Bush envahir la fameuse église, obligeant le curé à poser une plaque précisant que les lettres P et S que l'on peut apercevoir sur les fenêtres aux extrémités du transept sont les initiales de Sulpice et de Pierre, les saints-patrons du lieu, et non celles du prieuré de Sion.Le goût vila-matien pour les voyages se comprend comme une résistance à l'anéantissement de la culture. Même si des villes comme Paris sombrent elles aussi peu à peu, il y est agréable d'y partager la table de Perec comme il est agréable de se promener en compagnie de Kafka dans les rues de Prague. Dans les pas de Vila-Matas, réalité et fiction se confondent. Voyager, c'est lire. Pour se livrer à ce plaisir, il faut cependant franchir l'obstacle des aéroports. Vila-Matas revient plusieurs fois sur ce sujet, tantôt avec ironie, tantôt avec amertume, sans doute parce que les aéroports sont les oracles angoissants du monde de demain. Dans les aéroports règnent les règlements de sécurité nulle part publiés qui permettent à des employés zélés de faire subir aux passagers mille et une petites humiliations ne permettant de récupérer pour seules bombes que des bombes à raser. Là aussi, fiction et réalité se rejoignent : dans les aérogares, nous sommes tous des K., coupables d'on ne sait quoi. Toutes ces procédures aussi longues que stériles, remarque Vila-Matas avec humour, conduiront les aéroports à ouvrir dans leurs salles d'embarquement des discothèques. Le pire est que personne ne se plaint de ces abus ; au contraire, les gens s'en réjouissent car, à cause de la télévision, le sentiment qui domine le monde est la peur. Cette obsession de la sécurité lui fait ainsi écrire :
« J’ai l’impression qu’arrivera un jour où l’on aura des tics aériens, par exemple on n’enlèvera plus jamais notre ceinture de sécurité à la maison pour regarder la télévision : on mènera une répugnante vie d’avion dans nos foyers. Les aéroports abrutissants d’aujourd’hui ne font qu’annoncer l’épouvantable avenir qui nous attend. »
Même les voyages sont devenus vulgaires. Ils sont devenus des phénomènes de masse participant à la grande fête de la consommation. Et Vila-Matas voit la preuve de « l’avancée irrémédiable de la stupidité en Occident » dans le fait qu'aucun passager de son avion ne s'émeuve qu'un Italien se mette à imiter le cri de la mouette tous les quarts d'heure...Tout cela fait que le goût de Vila-Matas pour les voyages s'estompe peu à peu et cela d'autant plus que ce sentiment d'étrangeté, il le ressent de plus en plus dans son propre pays, dans sa propre ville.Comme toutes les grandes villes, Barcelone se transforme en un immense parc d'attraction. Les magasins de souvenirs, les échoppes touristiques qui ont depuis longtemps infectés les Ramblas se propagent dans toute la ville, le quartier Güell venant de succomber à l'« eurodisneysation » de la société. La fièvre mercantile est accompagnée d'un abêtissement généralisé qui a comme particularité d'être fier de lui-même. Bien entendu, c'est la télévision qui est l'instrument de cette propagation :
« En fait, le fameux péché originel de la Bible consista à allumer la télévision. »
Ce péché fait regretter l'autre, le monde étant maintenant livré aux « Esteve sans métaphysique » dont parle Pessoa dans Bureau de tabac. Dans sa chambre, Vila-Matas constate que l'Espagne est malade :
« Ce pays n’est fait ni pour la sagesse ni pour la pensée. Dans de telles circonstances, beaucoup trouvent qu’il est évident qu’on ne peut rien faire et que le mieux est de s’éloigner discrètement, de continuer à lire et à écrire, à enseigner et à étudier, en définitive à résister, un comportement qui, tout compte fait, peut acquérir une véritable dimension politique et rappelle l’esprit initial de la philosophie au sens socratique : l’individu qui se promène au crépuscule, dialogue avec les autres, leur montre l’éventuelle vérité des choses et espère qu’ils la construiront ensemble. »
S'éloigner pour résister, soit, mais comment s'éloigner si même les voyages ne le permettent plus tout à fait ? L'idéal est, à l'image de l'homme qui dort de Perec, de rester enfermé chez soi. Il ne s'agit pas de ressembler aux hikikomoris japonais, ces “célibataires parasites”, émanations des Machines célibataires de Duchamp, qui sont de jeunes hommes s'enfermant parfois des années dans leur chambre pour dormir, regarder la télévision et jouer à l'ordinateur ; non, il s'agit plutôt d’une forme d'oblovisme permettant de se consacrer à la littérature et donc à la vie :
« Je cherche le recueillement, parce que la littérature est en général plus intéressante que la vie. Je ne sais pas s’il s’agit d’un paradoxe mais j’aime énormément la vie parce que, quoi qu’on en dise, elle ressemble à un grand roman. »
Il convient de s'immerger dans la culture, soit en se consacrant à une œuvre, soit en faisant de sa vie une œuvre d’art, comme ce Pepín Bello qui prépara son bac pendant quatre-vingt-douze ans ou mieux, comme Antoni Casas Ros, l’écrivain sans visage, dont la vie est consacrée à ces deux alternatives. Le Journal volubile est une nouvelle apologie de l'écriture, mais pas de n'importe laquelle, pas de la critique, qui, elle, est à la portée de n'importe quel imbécile :
« je crois que la critique se situe au niveau le plus bas de la littérature : comme forme, presque toujours (Cela dit, il y a de brillantes exceptions) et incontestablement comme valeur morale car elle arrive après les grands desseins structuraux et les nuits blanches qui exigent au moins un certain effort d’invention. »
Enrique Vila-Matas, Journal volubile. Bourgois. Traduction d’André Gabastou. 23 €.