Comment et pourquoi les mécanismes d’autocensure se mettent-ils en place ? Pourquoi les Occidentaux, ici les Anglais, ne prennent-ils pas la parole pour dénoncer les actes des islamistes dans leur propre pays et dans le monde entier ? De quoi avons-nous peur ? La compagnie de Lloyd Newson DV8 se propose de décortiquer ce processus d’autocensure en reprenant la parole de nombreuses personnalités politiques, artistiques et religieuses, par la voix et par le corps. Un spectacle à la forme très réussie et au fond douteux.
Des murs ocres, un écran de télé plat au fond, deux sur les côtés, une table dans un renfoncement et plusieurs portes, par lesquelles les danseurs entrent et sortent sans logique apparente. Vidéo, musique, danse et parole : le spectacle chorégraphié par Lloyd Newson, qui a fondé la compagnie DV8 en 1986, est à la lisière de la danse contemporaine et de la performance. Le texte, une tresse de citations de différentes personnalités impliquées à des degrés divers dans des affaires politico-religieuses, telles que la fatwa lancée contre Salman Rushdie ou l’assassinat de Theo Van Gogh, est dit de manière systématiquement frontale. Le discours, lui-même composé d’une multitude d’autres discours ayant déjà été prononcés, est lancé au visage des spectateurs, comme un défi. Oseriez-vous le dire ?
DV8 – Seeta Patel © Oliver Manzi – 2011
Car, parler, et c’est tout l’objet de la démonstration, c’est dangereux. Intimidation, conflit d’intérêt, menace, assassinat, déchéance… De Usama Hasan, l’imam américain qui a publié un livre dans lequel il démontrait que l’enseignement du Coran est compatible avec la théorie darwinienne et qui s’est vu retiré sa légitimité au meurtre atroce du réalisateur néerlandais Theo Van Gogh en passant par la question de Martin Amis : « Vous sentez-vous moralement supérieur aux talibans ? », la parole provoque, condamne, tue. Can We Talk About This ? enfile les citations des deux camps, islamistes et progressistes, comme des perles sur un collier. De temps en temps, sur les écrans, des images de manifestation, de discours politique. Mais jamais de contrepoint.
Le spectacle accumule pendant une heure et demi des vérités à propos de l’islam, de l’immigration et du fanatisme religieux sans proposer quelque distanciation que ce soit, si ce n’est la danse. Grâce au rire souvent, comme lorsqu’une dame boit son thé sur les épaules et le dos d’un homme qui danse sans s’en trouver perturbée ou quand plusieurs danseurs sautent d’une jambe sur l’autre à l’unisson en parcourant le plateau, grâce à une certaine étrangeté des mouvements sinon, l’originalité délicieuse de la chorégraphie est le seul contrechamp offert à une parole martelée sans interruption. L’extraordinaire et fascinante performance des danseurs, dont la palette de couleurs symbolise celle de leur pays, ne réussit pas à faire passer la désagréable sensation d’un bourrage de crâne malvenu.
Où est la réflexion sur le fanatisme des autres religions ? Sur le repli communautaire ? Sur le rôle d’intégration que peut (peut-être) avoir l’art ? Can We Talk About This ? n’est que dénonciation par le truchement de la parole de l’autre, sans que l’on puisse deviner, finalement, quelle est celle de son concepteur.