Gestes qui ont peu
changés quand tout le reste autour. Bien sûr ça nous projette là où plus
possible de se figurer quoi que ce soit : de ces temps il ne reste
absolument rien que l’on sache, rien que des suppositions, et plus aucune
image. Seulement les outils, une grotte étroite et des témoignages ultérieurs
que sont pour nous Lascaux ou Chauvet (mais la planète en compte des millions de
l’Afrique à l’Indonésie). Quelque chose dont on est et qui nous dépasse. Pour
quelle part peindre est aller rencontrer ces gestes anciens ? Pour quelle
part c’est continuer un projet dont l’écho s’est perdu et dont ne reste alors
que la nécessité obscure en nous par laquelle il survit ? On peut
s’imaginer perpétuer chaotiquement une aspiration ancienne qui nous traverse et
nous dépasse, dont nous serions les dépositaires. Sait-on jamais par quoi on
est agis ? Et combien de choses à rêver à partir de là ? Le travail
de l’image comme une mission, quelque chose posé en nous comme les
scientifiques ont pu dire que la vieillesse et la mort étaient posées en nos
gênes en chaque cellule ? Tout à l’heure
j’ai attrapé une de ces assiettes en carton dont je me sers pour y mélanger un
peu de peinture, ces assiettes qu’on utilise pour pique-nique et que j’étale
devant moi comme palettes (qui se sert encore aujourd’hui de ces palettes avec
trou pour y glisser le pouce en tenant les pinceaux, chaque couleur se
succédant sur la courbe pour venir se mêler vers le centre ?). Coquilles
salles et entassées au pied du mur à se courber pour venir y touiller, balancer
sur le côté une qui colle encore d’un mélange précédent, en ramener vers soi
une sèche, relever la tête ver le tableau au mur pour juger de la nuance qu’il
faudrait. Retourner à la couleur. Après, se déplier, un pas de recul pour voir encore
et le pinceau chargé qu’on épuise sur la toile. Qu’on recharge en avançant le
bras pas terre encore. La bouteille d’essence qu’on attrape, à touiller encore.
Quelque chose qui nous échappe dans cette façon qu’on a, cet inconfort consenti
(ça n’aurait rien coûté de poser là deux tréteaux avec planche pour travailler
à hauteur, et certains aiment aussi une plaque lisse où poser la peinture
directement que l’on nettoie ensuite). Mais continuer comme ça à mettre parfois
le pied dedans quand on avance le bras, continuer à se baisser sur ses outils,
à se courber sur ses mélanges comme sur une vieille alchimie. Le bord ourlé des
assiettes et les ondulations à rappeler les coquilles de plage utilisées il y a
100 000 ans pour recueillir les ocres. Eux se levaient-ils pour tenir dans le
creux de la paume la couleur à mettre et juger d’un seul regard les volumes de
la paroi où y appuyer une représentation ? Ou bien encore trop habitués à
la posture courbée ? Et comment alors le déplie du bras vers les voutes,
l’étirement du cou pour souffler la terre mêlée de salive ? On recense
aussi des parois entières réservées aux dessins d’enfants que l’on porte aussi
pour atteindre des parties hautes. Parfois on sent derrière chaque geste et
comme on va se caller longuement dans un vieux canapé pour mieux voir. Se
demander quels gestes à eux pour voir ce qui se faisait là sur les murs, qui
apparaissaient alors dans le regard. Ce recul forcément, poser l’épaule contre
la paroi ou assis au sol ramener ses genoux vers soi en levant la tête sur la
magie et le mystère ? Qu’est-ce qu’alors ils apercevaient au bout
d’eux-mêmes ? Parfois d’autres
font des gestes derrières les gestes que l’on fait. On a raison de nous
dire : une activité parfaitement anachronique. Dans l’atelier comme dans
une caverne à continuer ces gestes que d’autres ont inventés. Comme pour
relier. Ou parce qu’on n’échappe pas à ce de quoi on est l’actualité. Photo : Working
at night, Lucian Freud dans son atelier en 2005 par David Dawson.