Diego Velázquez (Séville, 1599-Madrid, 1660),
Trois musiciens, c.1616
Huile sur toile, 111 x 88 cm, Berlin, Staatliche Museen.
Depuis ses débuts discographiques en 1998, Le Poème Harmonique s’est attaché à redécouvrir des répertoires souvent complètement tombés dans l’oubli qu’il a su, mieux que beaucoup d’autres, revivifier et partager avec un public toujours plus nombreux. Après un voyage, l’année dernière, en ses chères terres italiennes à l’occasion d’un enregistrement où se côtoyaient Monteverdi et Marazzoli, ses pas le ramènent aujourd’hui vers la France du XVIIe siècle, son autre territoire d’élection, dans un programme rassemblant des pièces inédites du compositeur espagnol Luis de Briceño, un courageux projet publié, avec un soin qui l’honore, par Alpha.
La vie de Luis de Briceño demeure aujourd’hui très partiellement connue. Les documents fixent sa période d’activité entre 1614, date à laquelle un de ses sonnets est inséré dans un ouvrage d’un seigneur gascon nommé Moulère, et 1627, lorsque son épouse française, Anne Gaultier, lui donne un second fils après un premier né en 1622. En 1626, son recueil de pièces pour guitare intitulé Método mui facilissimo para aprender a tañer la guitara a lo Español paraît à Paris, chez Pierre Ballard. Comme l’explique Thomas Leconte de façon détaillée dans le livret d’accompagnement très documenté qui accompagne le disque, cette publication constitue un jalon important dans l’implantation de la pratique de la guitare dans une France qui entretenait des rapports distants et teintés de dédain envers l’instrument et l’Espagne. Le pays, dont la littérature s’était pourtant diffusée tôt en France grâce à l’incroyable succès de la traduction française réalisée en 1540 par Nicolas d’Herberay des Essarts, à la demande de François Ier, de la version élaborée par Garci Rodríguez de Montalvo d’Amadis de Gaule (Saragosse, 1508), était regardé avec méfiance pour avoir soufflé sur les braises des Guerres de religion par son catholicisme intransigeant ; la guitare, de son côté, souffrait de l’hégémonie du luth dont la réputation de noble délicatesse jetait sur elle l’opprobre d’être vulgaire et peu propre à charmer des oreilles raffinées – on est loin de la renommée qui s’attachera, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, au nom des guitaristes gravitant dans l’entourage de Louis XIV, Francesco Corbetta et Robert de Visée. Cependant, des formes musicales venues d’Espagne s’étaient durablement implantées en France dès la fin du XVIe siècle et certaines d’entre elles, comme la passacaille ou la sarabande, allaient d’ailleurs connaître, après une phase d’assimilation qu’on serait presque tenté de nommer ennoblissement, une glorieuse postérité dans leur pays d’adoption, quand bien même le caractère hispanique continuait à y être raillé pour son orgueil et ses excès en tout genre.
La Método de Luis de Briceño laisse le champ d’interprétation largement ouvert, car, les mélodies y sont notées de façon très elliptique, obligeant les musiciens à partir à la recherche de sources contemporaines plus loquaces puis de se livrer à un minutieux travail de reconstruction. Apparaît alors un singulier recueil qui, tout en revendiquant bien haut son ancrage espagnol, non seulement par l’utilisation de la langue mais aussi par celle d’airs populaires comme fondement de certaines pièces (Villano El cavallo del marqués, Villancico Venteçillo murmurador), sait aussi faire place, de façon tout à fait astucieuse, à quelques morceaux d’inspiration française et clairement désignés comme tels, qu’il s’agisse d’un air (Tono francés) ou d’une sarabande (Çaravanda françesa). Ce qui était sans doute un argument purement commercial à l’origine nous permet aujourd’hui de nous faire une idée des échanges existant entre deux univers musicaux a priori éloignés en n’entrevoyant pas ceux-ci, une fois n’est pas coutume, uniquement du côté français. Les pièces, dont l’esthétique se rapproche parfois de l’univers du madrigal italien, explorent une large palette d’affects, du tourment amoureux à l’ironie la plus cinglante, en un festival de rythmes et de couleurs parfois assez enivrantes, dont les morceaux instrumentaux comme l’Españoleta ou la Danza de la Hacha apportent également un vibrant témoignage. À la fois vigoureuse et raffinée, la production de Briceño se révèle d’une richesse assez foisonnante dont le mélange d’inspirations à la fois savantes et plébéiennes nous permet d’imaginer sans mal, lorsqu’on le met en perspective avec ce que l’on connaît du goût du règne de Louis XIII, le mélange de fascination et de rejet que pouvait provoquer la musique espagnole.
Le Poème Harmonique (photographie ci-dessous) aborde ce programme avec la sensualité et le souci de l'éloquence qui constituent, aujourd’hui comme hier, sa signature immédiatement identifiable. Comme souvent avec cet ensemble, l’auditeur ne peut qu’être frappé par le degré de maturité atteint par un projet dont on sent qu’il a été élaboré et porté avec un soin infini puis réalisé sans rien laisser au hasard. Soulignons d’emblée que ce disque bénéficie d’une prise de son de grande qualité signée par Frédéric Briant, dont la précision et la chaleur contribuent largement à lui conférer un charme extrêmement prégnant. Les sept instrumentistes réunis autour de Vincent Dumestre font preuve d’un sens aigu de l’animation et du rebond rythmique mais aussi d’un merveilleux sens de la couleur, tissant une étoffe sonore pleine de moirures extrêmement séduisantes dans laquelle chaque élément a été soigneusement dosé pour trouver sa place de façon naturelle (splendide Españoleta). Ainsi, les percussions, souvent utilisées de façon tonitruante dans ce type de répertoire, soulignent ici le discours sans se faire indiscrètes, tandis que les cordes pincées le colorent sans l’envahir, donnant une leçon de sobriété dont des ensembles comme L’Arpeggiata gagneraient à s’inspirer. Des deux chanteuses ici réunies, c’est, à mon sens, Isabelle Druet, dont l’aisance vocale stupéfiante et l’épanouissement croissant du timbre corsé et lumineux ne cessent de se confirmer, qui livre la prestation la plus aboutie du point de vue de la caractérisation dramatique et de l’implication, deux qualités qu’elle porte au plus haut dès une renversante Pasacalle Que tenga yo mi mujer. Non que Claire Lefilliâtre démérite, tout au contraire ; sa voix allie toujours profondeur et noblesse, sa technique demeure toujours aussi solide, mais son tempérament plus contemplatif est simplement, à mon avis, moins à son aise dans des musiques qui nécessitent un peu plus d’alacrité que d’onctuosité, le décalage entre les deux interprètes étant assez net dans les pièces en duo, objectivement les moins convaincantes d’une réalisation qui souvent tutoie l’excellence. Comme à son habitude, Vincent Dumestre parvient à fondre toutes ces remarquables individualités en un tout parfaitement cohérent, organisé avec une intelligence rare et un souci constant de l’esthétique. Outre la réunion de talents qu’elle propose, un des atouts majeurs de cette lecture réside dans son refus de l’effet facile et son rejet de tout exotisme de pacotille au profit d’une concentration sans sécheresse dont le seul but est de servir au mieux la musique sans jamais la prendre en otage. On me rétorquera peut-être que l’on aurait aimé parfois un peu plus de piment ; certes, mais il me semble aussi que cette Espagne vue au travers de lunettes françaises se défend de fort belle façon et que, dans cette optique, on peut difficilement rêver interprétation plus juste.
Je vous recommande donc cet excellent disque Briceño du Poème Harmonique qui constitue une découverte aussi savante que réjouissante d’un répertoire jusqu’ici difficilement accessible. Saluons, une nouvelle fois, le travail de défrichage que mènent Vincent Dumestre et les musiciens qu’il fédère autour de ses projets, une attitude qui tranche si heureusement sur la confortable routine qui a gagné, ces dernières années, nombre d’ensembles de musique baroque.
Luis de Briceño (documenté 1614-1627), El Fenix de Paris. Œuvres vocales et instrumentales (+ Francisco Berxes et anonymes)
Claire Lefilliâtre, soprano
Isabelle Druet, mezzo-soprano
Le Poème Harmonique
Vincent Dumestre, guitare baroque & direction
1 CD [durée totale : 71’10”] Alpha 182. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Luis de Briceño : Danza de la Hacha
2. Francisco Berxes : Andalo çaravanda, Çaravanda
Isabelle Druet
3. Luis de Briceño : Ay amor loco, Tono françes
Claire Lefilliâtre
4. Anonyme : Canario
Illustration complémentaire :
La photographie du Poème Harmonique, empruntée au site de l’ensemble, est de Guy Vivien.