Mais mon regard change, ma posture mentale, esthétique, morale même, se modifie quand j’apprends que l’artiste qui a réalisé cette œuvre était une femme américaine trisomique, sourde et muette,
Judith Scott (1943-2005), ne communiquant avec autrui que par le toucher, qui, accueillie dans un centre d’art pour handicapés près de San Francisco, passait ses journées à enrober obsessionnellement divers objets dérobés avec des enchevêtrements de fils, cachant souvent son travail pendant des mois, jusqu’à ce qu’elle le relâche, le délivre, le fasse naître, le quitte (dommage qu’aucun film sur elle ne soit projeté ici). Apprenant cela, mon esprit se détache de la contemplation ‘esthétique’ de l’œuvre et part vagabonder sur les sentiers de l’art brut (et toutes ses querelles de définition…), des handicaps et des manières de les surmonter, des obstacles à la communication et de l’ouverture d’autres voies de communication, des pulsions secrètes aussi.
Sachant cela, comment puis-je regarder cette ‘
guitare’ (les titres sont bien évidemment apocryphes) que la scénographie de l’exposition (au Collège des Bernardins jusqu’au 18 décembre) tient à distance, loin du public, à demi cachée derrière un pilier, peut-être comme si Judith Scott n’était pas prête à la montrer, sinon de dos ; mais quel est le dos, quelle est la face de ces pièces sans haut ni bas, qu’on ne pourrait vraiment appréhender qu’en les saisissant à bras le corps, non du regard, mais du toucher. Y vois-je vraiment une guitare ? Un jeu formel de cercle et de ligne, d’intérieur et de carapace ? Ou, influencé par la psychanalyste avec qui je visite l’exposition, dois-je y voir des principes masculin et féminin immémoriaux, une pénétration rêvée, une sublimation sexuelle ? Certaines des œuvres de Judith Scott sont confortables, rondes, accueillantes, prêtes à être embrassées, d’autres se hérissent de morceaux de bois, se fracturent, se tendent ; certaines sont fermées, impénétrables, d’autres ont des cavités, des ouvertures, comme des invites. Quelques-unes volent, suspendues à la voûte de la sacristie.
Le Collège des Bernardins présente en même temps ce magnifique cube fait de 8000 dés à jouer multicolores, accumulation de hasards, futiles ou essentiels :
Cumulonimbus Capillatus Incus d’
Evariste Richer. Ce n’est qu’un fragile équilibre, qu’un coup peut faire s’effondrer.
C’est aussi l’occasion de pénétrer (sur rendez-vous) à l’intérieur du Collège même, dans les salles d’étude du sous-sol pour y voir une mise en équation de l’amour (profane plus que divin, me semble-t-il), des projections au mur de six équations mathématiques conçues par
Laurent Derobert pour modéliser l’amour de l’autre (
Fragments de Mathématiques existentielles). Le modèle
mathématique doit minimiser le ‘dédale’, indice des tourments du sujet, qui est la somme pondérée des distances entre les êtres réel, vécu et rêvé qui forment une personne et les mondes réel, vécu et rêvé qu’elle habite. Est-on si loin de Judith Scott et des objets secrets ?
Photos courtoisie du Collège des Bernardins.
1. Tapisserie-papillon, 1990, fils de laine, raphia et ficelle, 90x71x14.5 cm, Donation L'Aracine 1999 au LaM Lille Métropole Musée d'art moderne, contemporain et brut, photo Philippe Bernard.
2. Photo Leon Borenzstein.
3. Crédit Daniel Klein
À noter deux conférences aux Bernardins sur Judith Scott les 17 octobre et 9 novembre.