Paul Jorion disait il y a peu que « nous sommes dans l’œil du cyclone » car le calme apparent n’est que le prélude au chaos qui vient. (drôle d’écrire ce genre de chose..).
On chercherait en vain dans l’actualité, ou chez les penseurs, les hommes politiques de notre temps des signes ou des mots pour dire le moment inédit, et sans doute tragique, que nous vivons. Rien, moins que rien : des « primaires » « socialistes » absurdes et dérisoires organisant le spectacle de quelques progressistes partageant l’essentiel (leur appartenance au club très fermé des ploutocrates du Siècle, entre autres) avec l’archétype de vacuité vulgaire qui nous sert de président, des faits divers atroces, des taxes sur les sodas comiques, la mise en scène perpétuelle de personnages insignifiants, la dysneylandisation de tout et de tous, comme dit Millet. Ce dernier parle dans son dernier opus de « fatigue du sens » pour désigner l’effondrement de notre civilisation européenne, celui de toute verticalité structurante, de toute « architecture de sens » (Chantal Delsol) au profit (le mot qui convient) d’une horizontalité marchande, métisseuse et non contradictoire.
Hier soir je relisais quelques lignes de Jardins et routes, le journal de campagne de Junger, qui, à presque 40 ans, remet l’uniforme, remonte sur un cheval, traverse à nouveau cette frontière et ces villages qui portent encore les marques de la première guerre mondiale. Le regard de cet homme d’exception est un baume en ces temps incertains car il s’intéresse à l’essence du monde, non pas à ses apparences. Contrairement au libéral, l’anarque Jünger, comme le philosophe, l’artiste ou le croyant, voit autre chose. Peut-être faut-il voir dans cette posture rare l’explication de cette résilience incroyable devant l’effondrement de son pays à deux reprises et cet ethos contemplatif et serein. Cabale ainsi de suivre le vol de deux libellules au bord d’une route jonchée de cadavres de chars, d’hommes et de chevaux, capable de jouir de son bref séjour au magnifique château de Montmirail, résidence de La Rochefoucauld, entre deux marches forcées pour atteindre le front à Saint-Quentin.
Et l’on pourra se faire une idée à peu prés juste de l’avenir promis aux classes moyennes occidentales en observant la transformation accélérée de pays comme les Etats-Unis, la Grèce ou la Grande-Bretagne : paupérisation, déclassement, misère…Ou la guerre (comme l'évoquait récemment l'économiste Philippe Dessertine dans le Point)...
« Si l’universalisme de la gauche est d’abord l’héritier de celui de la philosophie des Lumières, on ne saurait pour autant oublier ses racines chrétiennes et, notamment, son origine Paulinienne (c’est un point sur lequel Alain Badiou a eu le grand mérite d’exister). ¨Pour Saint Paul, en effet, il n’existera plus, dans le Royaume de Dieu, « ni Juif ni Grec, ni esclave ni maître, ni mâle ni femelle » (Epitre aux Galates, 3-28) parce que alors tous ne feront plus qu’ « un dans le Christ ». Dans cette conception désincarnée (ou transgenre) de l’universel (que l’on retrouverait, de nos jours, aussi bien au principe de la lutte citoyenne « contre toutes les formes de discrimination » qu’à celui de ces royaumes de Dieu modernes que sont la « communauté européenne » ou le Marché mondial), toute détermination particulière –c’est-à-dire tout agencement symbolique concret supposé enfermer un sujet (qu’il soit individuel ou collectif) dans les limites d’un héritage historique ou naturel donné- doit être pensé comme un obstacle majeur à l’avènement d’un ordre juste et, par conséquent, comme une configuration politiquement incorrecte qu’il est indispensable d’éradiquer au plus vite. Tel est bien, en fin de compte, le sens ultime de la croisade perpétuelle de la gauche et de l’extrême –gauche contemporaines contre tout ce qui pourrait impliquer une forme quelconque de filiation ou d’identité individuelle et collective –y compris sur le plan anatomique et sexuel (Judith Butler –figure emblématique de la gauche américaine moderne- tenant ainsi la drag queen pour le seul sujet politique révolutionnaire capable de remplacer efficacement l’ « ancien » prolétaire de la doctrine marxiste. Si donc la loi du progrès est celle qui doit inexorablement conduire des étouffantes « sociétés closes » à la merveilleuse « société ouverte » -qui oblige, en d’autres termes, l’ensemble des civilisations existantes (du monde islamique aux tribus indiennes d’Amazonie) à renoncer peu à peu à toutes ces limitations « arbitraires » qui fondaient leur identité contingente pour se dissoudre triomphalement dans l’unité post-historique –au sens ou l’entendait Fukuyama- d’une société mondiale uniformisée (unité dont le moteur ne saurait évidement être que le développement coordonné du libre-échange, des « droits de l’homme » et de la culture mainstream)- on comprend alors ce qui fait la cohérence philosophique de la gauche moderne. Pour cette dernière, en effet, c’est forcément une seule et même chose que de refuser le sombre héritage du passé (qui ne saurait appeler, par principe, que des attitudes de « repentance »), de combattre tous les symptômes de la fièvre « identitaire » (c’est-à-dire, en d’autres termes, tous les signes d’une vie collective enracinée dans une culture particulière) et de célébrer à l’infini la transgression de toutes le limites morales et culturelles léguées par les générations antérieures (le règne accompli de l’universel libéral-paulinien devant coïncider, par définition, avec celui de l’indifférenciation et de l’illimitation absolues). Aux yeux de l’intellectuel de gauche contemporain, il va nécessairement de soi que le respect du passé, la défense de particularismes culturels et le sens des limites ne sont que les trois têtes, également monstrueuses, de la même hydre réactionnaire. »
JC Michéa, Le complexe d’Orphée, 2011.
La démystification du barnum progressiste contemporain reste pour moi un pur bonheur. Sans doute peut-on voir dans ce concept d’ « unité post-historique », une passerelle avec la post-histoire (ou sortie de l’histoire) de Philippe Murray qui décrivait l’avènement du triste Festivus-Festivus en Occident comme l’érection d’un univers du Bien sans ailleurs, sans extérieur, débarrassé une fois pour toutes de toute contradiction, de tout antagonisme, de tout particularisme et de tout mystère.
Une autre clef de lecture de l’absurdité de cette post-histoire globalisante et métissophile, comme horizon indépassable de la modernité (et des épigones Joffrinesques, Sarkophiles ou Attalinesques), se trouve chez Cristopher Lasch qui, dans son Moi assiégé, rappelle que « la définition de l’humanité est tension, division, conflit »…
Bonne nouvelle, la « post-histoire » n’a pas d’avenir!
(photo: dorothea Lange, 1936)
PS: and get your money out of your bank...