« La sculpture, c’est bien plus risqué que la peinture » disait Georg Baselitz lors du vernissage de son exposition au MAMVP (jusqu’au 29 janvier). Sa première sculpture date de 1980, quand, invité avec Anselm Kieffer au pavillon allemand de la Biennale de Venise, il se demande comment résister à l’architecture nazie de ce pavillon ; il veut faire quelque chose en suspens, entre deux, et, pour lui, tailler un billot de bois semble mieux pouvoir s’y prêter que peindre une toile. Le personnage n’est ni assis, ni couché, ni debout, on a l’impression d’un effondrement à peine compensé par le bras levé. Un peu effrayé de son audace (et il va en effet alors être accusé de sympathies nazies), Baselitz titre sa sculpture ‘Modell für eine Skulptur’. C’est elle qui ouvre cette exposition rétrospective, très complète. Ensuite, il laisse aller, des formes apparaissent d’elles-mêmes quand il sculpte, comme des trouvailles archéologiques qu’il ferait au sein du bois, comme des esprits invisibles à conjurer. « Ce que je fais, dit-il, ressemble à creuser, je creuse dans la terre et je trouve des formes, comme si je les déterrais » Ce rapport à l’archéologie, à la fouille (autrement plus vrai que celui-là ; Baselitz adolescent fouillait les champs d’urnes de sa Saxe natale) est empreint d’humilité, de soumission à un esprit quasi païen, animiste, comme si les formes étaient déjà là et que Baselitz se contentait de les révéler, de même qu’il révélait comme objets d’art les poteries du Bronze final qu'il découvrait dans ses excavations. Ce petit personnage (Sans titre, 1989), présenté dans le cabinet de dessins, en est un exemple éloquent : Baselitz souligne les côtes, marque les seins, dessine la tête, strie les jambes, brûle le pubis, mais la femme était déjà là dans cette branche, sous-jacente, à peine visible, endormie et attendant qu’un prince charmant l’éveille.
Ce ne sont là que des formes très simples, élémentaires, naturelles : cette tête, G-Kopf (1987) n’est plus qu’un volume géométrique, une sphère hérissée de cubes, mangue découpée ou grenade quadrillées, où seules les taches de peinture bleue indiquent les marques du visage, nez, yeux, oreilles. La couleur dans ses sculptures n’est souvent qu’un soulignement, une accentuation sur le visage, le sexe, les seins. Quelquefois il remplace la couleur par un patchwork de tissus, donnant à ses têtes un aspect plus domestique, plus apprivoisé, mais aussi plus évidemment tragique puisque ce sont des tissus funéraires africains des Beembes* qu’il assemble là (Chose à carreaux, 1994) et, en effet, ce ne sont plus des têtes, des personnes, mais des choses, des objets, des formes. Plus qu'une parenté avec l’art africain, Baselitz reconnait surtout l’influence de sculpteurs populaires allemands, auteurs de statues votives de campagne, de Christs de douleur posés sur les croix des carrefours.
Tragique en diable est la série des Femmes de Dresde (1989/90), treize têtes jaunes (‘ni noir, ni rouge, ni or’) où la peinture, cette fois, recouvre toute la tête, s’incruste dans toutes les anfractuosités du bois creusé de cratères comme le sol de la ville : ces imposantes têtes jaunes sont un mémorial aux dizaines de milliers de victimes des bombardements qui détruisirent complètement Dresde en 1945. Présenté ici en haut des marches, en surplomb, comme un calvaire vers lequel on monterait, comme un sanctuaire dont on devrait gravir les marches à genou, il représente un des moments les plus forts de l’exposition.
La salle suivante, justement, est une chapelle où un fragment, une jambe jaune seule (La jambe, 1993), détachée des têtes précédentes, se confronte à sept tableaux tout récents (2011) d’une même série mêlant Sigmund Freud, le salut bavarois (Grüss Gott) et, mystérieusement, divers métiers (facteur, quartier-maître, contrôleur) : de droite à gauche (sauf erreur) Herdoktorfreud Grüssgott Herbootsmann, Herfreud Grüssgott, Hersigmund anklopfen, et Herfreud Grüssgott Herbriefträger. Têtes renversées douloureuses, grimaçantes à la Messerschmidt, hystériques comme chez Duchenne de Boulogne, monomaniaques comme des Géricault ou tragiques comme des masques grecs. Certaines sont marquées d’une tache noire comme un Rorschach où se dissoudraient tous les troubles inconscients. Cette salle-chapelle, venant aussitôt après l’effroi face aux Femmes de Dresde en contre-plongée, n’apaise pas mais génère une calme mélancolie.
Plus loin, Baselitz et sa femme Elke apparaissent eux-mêmes dans des postures cocasses, chacun avec une montre indiquant minuit moins cinq ; lui tient dans son dos un crâne (Ma nouvelle casquette, 2003, et Madame Outremer, 2004 ; détails).
Cela nous emmène vers les autoportraits finaux, gigantesques (3 mètres de haut), à la fois ironiques et tragiques, évoquant les Christs aux outrages populaires, statues mâles clairement sexuées (pour la première fois dans son travail) (Volk Ding Zero, à gauche et Dunklung Nachtung Amung Ding, à droite - intraduisible-, 2009, plus Ma nouvelle casquette à droite). J’aime beaucoup cette photo de Baselitz prise par sa femme Elke : à l’œuvre sur Volk Ding Zero, il semble écrasé par son double.
Au début de l'article, trouvée dans une des vitrines de documentation, cette photographie où James Lee Byars et A.R. Penck dansent joyeusement avec une de ses sculptures (sans titre, 1982, vernissage à la galerie Michael Werner, Cologne, 16 février 1983, photo Benjamin Katz)
* (merci CB pour le lien)
Photos 2, 4 & 11 courtoisie du MAMVP; autres photos de l'auteur.
Toutes œuvres © Georg Baselitz
2. Modell für eine Skulptur / Modèle pour une sculpture, 1979 – 1980, Tilleul et tempera,
178 x 147 x 244 cm, Museum Ludwig, Cologne, Photo : Frank Oleski © Georg Baselitz
4. G-Kopf / Tête-G, 1987, Hêtre pourpre et peinture à l’huile, 99 x 65,5 x 58,5 cm, Ludwig Múzeum, Budapest, Photo : Jochen Littkemann, Berlin © Georg Baselitz
11. Baselitz dans son atelier près de l’Ammersee (Bavière), travaillant sur Dunklung Nachtung Amung Ding, 2009, © Elke Baselitz