Parce qu’on a
répété ce geste d’aller buter contre. On avait l’appareil pour photographier
quelques centaines de mètres de mauvaises terres. Ce qu’on voyait et semblait
sans usage et alors sans nom à nous mettre au bord de la langue, sans saisie.
Evidence pelée. Peut-être que ceux qui abordaient
les confins de cette terre qu’il pensait plate ne découvraient dans ce par-delà
les limites de la fin recommencée qu’un silence. C’était ça sous les
yeux : silence à voir. On avançait dans des herbes sèches après avoir
monté une bute qui cachait tout. Les pieds à déraper dans la terre meuble, fil
de fer émergeant qui s’accroche. On avait regardé un moment ce qui s’étalait : des barrières, des bouts de chemins, un chantier avec engins.
Et les silhouettes de la ville, plus loin. L’impression qu’ici c’était comme un
pli, un excédent au dessin de la ville, une réserve dégagée par les tracés
emmêlés des voies ou entre deux territoires : une zone en
négatif. On appelle délaissés ou friches, mais c’est libre plutôt que
délaissées qu’on dirait d’abord : zone où se rencontrent les bords de tant
de choses. Etendue où viennent s’achever les territoires, de ce fait comme un
« bout du monde ». Marges intérieures. Je fais parti de ceux qui ont
peu connu les terrains vagues. La ville réclamant chaque parcelle à son
exploitation, restait à la vue derrières des palissades de taule quelques
chantiers interrompus ou qui y ressemblait le plus, quelques places négligées
au pied de bâtiments, du côté de l’accès livraison du centre commercial. Pas
grand chose de plus. Le terrain abandonné avec maison en ruine ou carcasse de
voiture où jouer c’était plutôt de l’ordre du mythe, cartes postales pour
bouquinistes le long des quais de Seine. Il y avait bien les bas-côtés des
routes, là où ça longeait la rivière canalisée. Les bords de gravier et frange
de bitume où on pouvait ramasser quantité de morceaux de métal, des boulons
rouillés et des clous à se remplir les poches. Les grands anneaux de fer pour
tenir les enjoliveurs qui bondissaient dans la poussière. Et derrière le
garde-corps en contre-bas, le couloir de béton généralement sec hormis quelques
flaques enherbées et boueuses desquelles émergeaient un chariot de supermarché
passé par dessus bord ou un pneu. Là-bas un parking de terre là où se garaient
ceux qui baladaient le long de la rivière sèche et jetaient une vieille balle
de tennis au chien faisant l’aller-retour devant la marche flegmatique du
maitre. Autre chose que ce qu’on abordait là. On prenait le train, derrière la
vitre déjà les murs collés contre, la syncope des vides entre les bâtiments,
l’appel d’air qui vous happe le regard. L’œil qui s’en va loin fouiller
l’ombre, l’arrachement répété du regard, choses fuyant. Les moments calmes et
les physionomies successives à réaliser les changements sans jamais détecter
les transitions, le début et la fin de chaque choses ou comment l’une contamine
progressivement l’autre jusqu’à s’imposer. L’arrêt sur un quai désert qu’on
quittait entre deux buissons. Les lambeaux de sac plastique accrochés dans les
branches. Passer dessous ou passer derrière, en tout cas passer outre les
barrières, les voies et les panneaux. L’élargissement de l’échangeur, les mille
scintillements des pare-brises sur un parking, loin. Là-dessus les trainées de
fumée blanche que font les avions de ligne. On aurait voulu voir où s’arrête la
ville et comment ou sur quoi elle s’achève. Entre la ville et ses bords, entre
la ville et l’autre ville, et les réseaux les liant, quelques morceaux de
silence depuis lesquels s’entendent les rumeurs mêlées de ce qui les entoure. photo : Nicolas Dion, 2007.