André Gide et ses juges, par Marcel Arland

Par Blogegide
Dans ses Lettres de France(Albin Michel, 1951), Marcel Arland regroupe plusieurs de seschroniques parues dans la Gazette de Lausanne et ajoute deschapitres qu'on devine tout récents, tel ce « André Gide etses juges » qui évoque la situation critique juste après la mort deGide et ne sera pas publié par le quotidien suisse. Elle ne semblepas avoir été reprise ailleurs, et c'est fort dommage car elleconstitue une photographie intéressante de ce moment qui suit lamort de Gide.
Intéressante aussi parce qu'elle estune version moins édulcorée que le « Gide reste présent »que Marcel Arland a donné au volume d'hommage qui devait relancer laNRF en novembre 1951. Le mois suivant, Marcel Arland publiait encore dans laGazette de Lausanne une recension des livres de témoignagesparaissant sur Gide sous le titre « La figure d'André Gide ».Mais là non plus on ne trouvera pas le petit côté corrosif decelui-ci...
"ANDRÉ GIDE ET SES JUGES
Voilà une trentaine d'années, je metrouvai mêlé, je ne sais par quel hasard, à la direction d'unejeune revue. C'était une revue d'étudiants, et la plustraditionnelle. Comme je restais peu sensible aux attraits de laSorbonne, l'ambition me prit de faire de cette revue une véritablerevue littéraire. Donc, non content d'y rassembler quelques garçonsde mon âge : Dhôtel, Limbour, Malraux, Crevel, Vitrac..., j'appelaià notre aide certains de nos aînés, de Cendrars à Proust,d'Arnoux à Mac Orlan et à Max Jacob. Ce fut ainsi que je m'adressaià Mauriac. Il n'avait pas encore conquis la gloire ; s'il rêvait derépandre un jour la bonne parole à l'Académie ou au Figaro,il le tenait secret. Mais il était déjà l'auteur de Préséanceset du Baiser au Lépreux ; j'aimais son beau chant, voluptueuxet tourmenté. Mauriac accepta de nous donner quelques pages ; etcomme une étude d'Henri Massis venait de paraître, qui s'en prenaità Gide, ce pervertisseur, il y répondit, en écrivain et encatholique tout ensemble, par un article qu'il intitula : Ne jugezpas. J'y ai songé, tous ces derniers jours,en parcourant les articles qu'a suscités la mort de Gide. Jedonnerai, je pense, une idée de ma candeur en disant que la plupartd'entre eux m'ont surpris, parfois peiné, parfois même indigné.Que tel écrivain ne voie dans cette mort qu'une occasion de parlerde lui-même et de son œuvre propre, c'est une faiblesse trèshumaine, sinon très décente. Que tels débutants, si on leurdemande : « Que pensez-vous de Gide ? » répondent : « Connaissonspas », il s'agit là d'une réaction de défense, il s'agit dejeunes gens, et qui auront le temps de le « connaître » — jel'espère du moins. Laissons donc ces coquetteries et ces refus, pourne parler que des jugements. On a beaucoup jugé, c'est-à-direcondamné. Le conseil de Mauriac était d'un autre temps; d'un autremonde, la parole qu'il citait, et sans doute d'une autre religion.Gide mort, l'heure est enfin venue derendre des comptes. Nulle crainte que l'accusé ne se dérobe, qu'ilne nous séduise par un nouvel artifice, qu'il ne trompe encore unefois notre longue attente. C'est l'instant de la vérité nue. Nousla devons à la France, qui compte un tel nombre de grands écrivains,qu'elle peut ça et là raccourcir quelques têtes ; nous la devons ànous-mêmes; nous ne la devons pas moins à ce grand cadavre — oh !après tout, pas si grand.Car enfin qu'est-ce que Gide ? Undilettante, un esprit ondoyant et subtil, c'est entendu. Un maîtrede la langue ? Oui, c'est-à-dire attention ! non pas un maîtreégal à Proust, à Valéry, à Claudel ou à Péguy ; il écrit àravir, mais trop visiblement. Ne parlons pas de son théâtre. Un bonessayiste ? Parfois. Un romancier ? mais qui nous intéresse dans laseule mesure où il se rattache à l'auteur du Journal. L'auteurdu Journal ? Certes, encore que l'on trouve dans leJournal comme dans Si le Grain ne meurt des « pagesproprement révoltantes ». Et n'allons pas oublier ceci, qui estessentiel : il y a chez Gide une « inaptitude philosophique ». «Au fond, comme disait Charles du Bos, Gide est quelqu'un qui n'ajamais réfléchi. »Je ne doute point que les auteurs deces « jugements » (il leur arrive, dans le même article, d'enporter de plus équitables) n'aient cherché l'expression la plusexacte de leur pensée. Ils y ont parfaitement réussi. D'où vientdonc que l'on croit percevoir tant de ressentiment et de hargne ?
Trois griefs, affirmés ou secrets, mesemblent dresser contre Gide la plupart de ses juges. Le premiertient à la morale ; le deuxième, à la religion ; l'autre... maisj'y viendrai.Ce que l'on reproche à Gide, est-cetout à fait son homosexualité ? On la réprouve, sans doute.Toutefois, si peu averti que je me trouve d'un tel sujet, il m'estrevenu que la réprobation se faisait moins éclatante, quand lecoupable savait garder quelque prudence ; qu'elle se voilait même,non pas certes d'indulgence, mais de compassion, s'il arrivait (maiscomment le penser !) que le coupable appartînt au camp des juges. Envérité, ce que l'on reproche à Gide, plus que ses mœurs, c'estl'affirmation qu'il en fait. On lui reproche Corydon ; on luireproche surtout cette phrase « navrante et proprementrévoltante » qu'il écrivit en 1942 : « Corydon reste àmes yeux le plus important de mes livres. » Que cette phrase ait puchoquer maintes consciences, je le devine et le comprends. Il restequ'elle ne doit point être séparée de l'œuvre entière et de lavie de Gide. Là où l'on ne veut voir qu'une obstination sénile,sachons reconnaître le courage. Corydon est un piètre livre; je l'ai dit et écrit quand il parut, et l'on gardait alors unsilence consterné. Mais quand un vieillard affirme, sachant fortbien les colères qu'il va soulever, que Corydon reste pourlui le plus important de ses livres, va-t-on préférer une sagehypocrisie ? Au reste, Corydon ne me semble ici qu'un symbole: celui de son indépendance et de la lutte qu'il a toujours menéepour une libération de l'homme. Qu'il se soit trompé : condamnezses actes, mais n'en méconnaissez pas l'esprit.De même, est-ce tout à fait sonirreligion qu'on lui reproche ? On a montré moins d'humeur enverscelle de Valéry ou même d'Anatole France. Gide a déçu cruellementles espoirs qu'il avait fait naître, et que de temps à autre ilréveillait, d'un cœur sincère, mais d'un esprit fort lucide etfort sensible à la comédie, comme ceux de Constant. A l'heure oùl'on pouvait attendre de lui, non pas, sans doute, un revirement,mais une hésitation, une fatigue, il a durci son attitude etconsommé la rupture entre les dogmes et sa pensée. Si du moins ilen eût souffert, s'il eût témoigné quelque angoisse à l'approchede la mort ! Mais jamais il ne montra plus de sérénité qu'en sesderniers jours. Dans la mort, qu'il ne séparait point d'un néantabsolu, il est entré avec naturel, disant que tout était bien, etque sa vie d'homme lui suffisait, qui se trouvait remplie. Voilàpeut-être ce qu'on lui pardonne le moins. Et voilà, je le saisbien, ce qui peut, ce qui doit peiner toute âme chrétienne. Maisici surtout, ne méconnaissons point le courage et la noblesse d'unhomme.Ici comme là, c'est enfin sonindépendance qu'on lui reproche. J'en préciserai une formeparticulière, à laquelle je donne une adhésion presque sansréserves : je veux parler de son indépendance d'écrivain. Je neprétends pas qu'il ait manqué de coquetterie et n'ait rien faitpour sa gloire. Mais il n'a fait aucune bassesse ; il est restélibre ; cette gloire même, il a su en choisir la qualité ; jamaisenfin il ne lui a sacrifié la pleine expression de sa pensée et deson art. Je crois me souvenir que jadis quelques-uns de ses amis lepressèrent de songer à l'Académie ; ce fut l'instant qu'il choisitpour publier Corydon. — En regard de ce souvenir, j'enévoque un autre ; j'ai entendu, voilà quelques années, l'un des présents juges d'André Gide s'adresser par téléphone, non pas àun académicien, mais au gendre d'un académicien, sur un tel mode,avec de telles paroles, avec un tel accent de brave homme, d'hommeéperdu, d'homme à tout faire... Je renonce à poursuivre, plus àl'aise dans l'admiration que dans le dégoût.
Au demeurant, je n'ai jamais été l'undes familiers de Gide, encore que, jeune écrivain, j'aie subi soninfluence et reçu, sans l'avoir cherché, son appui. Je ne l'ai vude ma vie que huit ou dix fois, soit à la N.R.F., soit chez un amicommun. Je parle de lui en pleine liberté, comme j'ai toujours fait,et non pas toujours sans qu'il en fût irrité. J'avoue que je l'aipeu lu ces dernières années. Je reconnais aussi qu'une partie deson œuvre me laisse indifférent, ou m'agace ; que certains élémentsde sa morale et même de sa sensibilité, non les moindres, nerencontrent en moi qu'opposition. Mais il n'est rien là qui puisseme dérober la beauté de cette œuvre, l'harmonieux développementde cette vie et l'importance de cette figure.Je reviens aux jeunes gens quidéclarent : « Nous ne le connaissons pas. » Entendons qu'ils neveulent pas le connaître ; ils lui reprochent très exactementd'avoir fait son temps, qui n'est pas le leur. C'est qu'ils ont dessoucis, des problèmes, une angoisse, que Gide, par lui-même, n'apas connus. Certes, ils peuvent à bon droit, dans la vie d'AndréGide, voir une vie miraculeusement privilégiée. Mais Gide a su serendre digne de telles conditions, et ce n'était pas facile. Elleslui ont permis de donner à son chant toutes les nuances et l'ampleurqui le rendent « exemplaire ». Que ce chant, dans le monde actuel,semble assez étrange et même paradoxal, je ne doute point pourtantqu'il ne garde, pour des jours meilleurs, son plein sens et sa vertupossible. Après tout, il n'est pas dit que l'homme soit né pour lamisère, l'humiliation et le mensonge.Depuis un demi-siècle, plus peut-êtreque tout autre écrivain, Gide a honoré et servi la France. Il n'estguère que la France pour en douter encore. Non pas toute la France,je le sais bien. Et ce ne sont pas ses éléments les moins purs, niles moins jeunes, qui ont salué décemment cet homme libre, ce grandartiste."
Marcel Arland, Lettres de France, AlbinMichel, 1951, pp. 299-304