Il est deux manières de visiter l’exposition des Logogrammes de Christian Dotremont à Pompidou jusqu’au 2 janvier, deux rythmes qu’il faut alterner. D’abord errer dans les salles comme dans un paysage blanc, lumineux, étendue neigeuse sur laquelle s’inscrivent des signes, des traits, des courbes noires : sont-ce des sillons, des arbres, des traces de vie ? On passe insensiblement, dès la première salle, du paysage dépouillé à l’écriture, les arbres deviennent des lettres, on ne sait quoi déchiffrer, hésitant entre idéogramme, cunéiforme, coufique ou arabe cursif : motifs abstraits, certes, mais aussi signifiants, puis que Dotremont ‘écrit’ un texte de la sorte, qu’il répète très lisiblement au crayon en bas de sa feuille, et que le cartel reprend une troisième fois. C’est un retour vers une ‘ur-écriture’, une écriture primitive à l’origine de toutes les écritures, si proche des formes inscrites dans la neige (c’aurait pu être le sable, mais c’est la neige de Laponie dans laquelle, dès 1956, il écrit, ancêtre du Land Art – lors de son dixième voyage en 1976, Caroline Ghyselen photographie ses logoneiges). Ce n’est pas de la calligraphie car il récuse cette notion du ‘beau’, ce n’est qu’un lointain cousinage avec son compatriote Henry Michaux (car Dotremont écrit un texte, d’un coup, d’un jet qui peut évoquer l’Action painting par sa brusquerie, sa sauvagerie, mais sans s’abstraire du sens, à la différence de Michaux).
Ensuite, il faut, lentement, lire chaque texte, découvrir le talent d’écrivain de Dotremont (qui fut écrivain surréaliste et un des fondateurs de COBRA), sourire ou s’émouvoir à chaque page (‘j’écris à Gloria…’). Chaque texte a un sens, poétique, amoureux, narratif, réflexif : ‘si nous étions immortels, nous ne le saurions pas’ ou ‘il faut qu’un mot soit plus haut que l’autre’. Le film de Luc de Heusch le montre au travail, avec sa moustache et son air renfrogné. La plupart des dessins montrés ici sont un don de Pierre Alechinsky, qui soutint Dotremont toute sa vie.
On ne le voit pas dans cette exposition, mais Dotremont était un expérimentateur qui ‘graffait’ aussi sur des trains, des autobus, qui s’essaya à la surimposition (deux logogrammes s’emmêlant), au négatif (blanc sur noir) et, pour parfaire l’analogie photographique, qui, à la fin de sa vie, traça avec une torche dans le noir des logogrammes lumineux qu’un appareil photo en mode pause enregistrait (on peut penser aux Leisgen, mais Dotremont, actif, écrit plus qu’il ne dessine ou n’enregistre).En face une exposition du designer Martin Szekely : c’est un domaine que je connais trop mal pour bien en parler ici, mais, après les beaux meubles qu'il a conçus, il y a, sur le mur du fond, deux miroirs noirs en carbure de silicium poli, l’un rectangulaire et l’autre circulaire, qui reflètent les objets ou les êtres de manière très pure, très sèche, mais en atténuent les couleurs, faisant ressortir le trait plus que les tons dans une lumière diffuse.
Il paraît que de tels miroirs noirs (noircis à la fumée) furent utilisés par les peintres, car ils permettaient d’aller à l’épure, à l’essentiel, sans se laisser distraire. D’ailleurs Mark Lewis montre à côté un court film où ce miroir circulaire, monté sur un dispositif technique complexe et assez inquiétant (la machine a un long cordon ombilical noir derrière elle) avec une caméra automatique, explore les salles de peinture hollandaise de la National Gallery de Londres (Black Mirror at the National Gallery). Cet œil noir, ce puits horizontal va, tourne, capte l’image d’un tableau puis d’un autre, comme un révélateur, presque un prédateur. C’est comme un ballet avec une attraction-répulsion entre œil du miroir et œil de la caméra. Est-ce un substitut du spectateur ? Ou est-ce un révélateur un peu terrifiant de l’inhumanité des tableaux, vivant sans nul besoin qu’on les regarde, trésors gelés, hermétiques ? (on pense à Région Centrale de Michael Snow). La séquence se conclut sur le reflet de la Scène de Chasse avec Château d’Hendrik Avercamp, tableau circulaire et glacé, comme un double du miroir. Enfin, plus loin, les œuvres acquises par le Centre des deux lauréats du Prix Ricard de l’an dernier. Si celle de Benoît Maire semble trop bavarde (trois vitrines de documents et de textes, hommage à Lyotard qui aurait plus sa place dans un livre qu’ici), l’installation d’Isabelle Cornaro est, comme toujours, subtile et prenante : Paysage avec poussin et témoins oculaires joue sur la distance et sur la perspective, le poussin du titre ayant perdu sa majuscule mais restant l’inspirateur de cette composition classique inversée. Sur les socles, les objets les plus grands sont proches du spectateur, et les plus petits sont à peine discernables au fond de l’installation. Les tapis scandent l’espace, passant de l’horizontal au vertical. Tout y est affaire de perception.Photos Dotremont courtoisie du Centre Pompidou © Christian Dotremont (21, 39, 58, 68). Photo Cornaro de l'auteur. Dotremont étant représenté par l'ADAGP, ces images seront ôtées du site à la fin de l'exposition.