C'est comme s'il ne restait plus que cela à faire: déterminer quand tout a foiré, de quelle manière, par quel stratagème personnel j'en suis arrivé là. Quand tout a foutu le camp sans que j'y prenne trop garde. Ce ne sont même pas les amours perdues qui m'ont bousillé, ni les deuils jamais vraiment accomplis. Je suppose.
Le psychiatre joue de moins en moins la carte de la mère possessive et toutes ces conneries et reprend ses questionnements sur ce que je ressens.
Je peux me souvenir avec une minutieuse précision de tous ces points de non-retour franchis: cette soirée d'hiver où elle voulait se jeter du quatrième, en pleine crise d'hystérie; lorsque j'ai appris l'existence d'un double; cette dispute où je lui ai balancé avoir déjà essayé l'héroïne et la cocaïne; ce premier avril où je me suis évanoui dans un bar.
"Merde enfin, c'est comme si tout ça n'avait vraiment pas de sens. Je veux dire, enfin merde, je ne sais pas.
-Toujours ce maelström?
-Oui, et ce vide. Combien de fois que je vous le répète, et on en est toujours au point de départ.
-Je pensais peut-être qu'outre tes débordements occasionnels, tu pouvais maintenant, disons, peut-être parvenir à une certaine fluidité de l'émotion. Ou même, à déterminer précisément ces émotions. Un maelström, ça peut-être aussi bien...
-Oui, positif, comme négatif.
-Et tu es bien d'accord pour dire que l'on ne peut à la fois se sentir plein et vide.
-Vous ne m'avais jamais écouté depuis dix mois que je viens? Tout semble en noir et blanc, comme dans un film, putain. Que tout ça ne soit qu'un décor que je traverse, ou alors, que je sois totalement, mettons, immatériel, que je n'existe moi-même pas. Un simple élément transparent du paysage."
A la dernière séance, il était évidemment revenu sur mon débordement du lundi. Début octobre, et quelques jours à peine après quelques premières marches de redescende aux enfers, je m'étais installé tranquillement au bar pourri du coin, là où personne ne pourrait me reconnaître, où je vais rarement, caméléon à une table. Je vais fumer une clope après une quatrième bière, dans le salon fumeur et reviens, m'accoude au comptoir:
"Me remettrez la même chose s'il-vous-plaît?
-Bien sûr.
-Le whisky il est à combien?
-4,40€ Monsieur.
-D'accord, j'en prendrai un alors.
-Un whisky à la place d'une bière alors?
-Non non, mettez moi les deux."
Ce n'était là qu'une dérogation personnellement transmise, mais je foutais en l'air, en partie, plusieurs mois d'efforts. Encore une fois, je savais d'avance que je ne m'arrêterai pas là. Je siffle mes verres presque l'un sur l'autre. "La même chose s'il-vous-plaît" Une clope au bec, je retourne au salon fumeur, whisky en main. Je partais une demi-heure plus tard après deux autres tournées.
"Il y avait beaucoup de colère et de tristesse ce jour-là, tu saurais m'expliquer?
-Je ne sais pas, cette impression d'efforts vain, encore une fois, le sentiment de me faire littéralement baiser quoi que je fasse.
-Effectivement, et comme tu ne supportes pas le rejet.
-Bordel, même pas question de ça, qu'est-ce que vous en savez?
-Très bien. Alors pourquoi tu ne semblais pas accepter le fait qu'elle te manquait. Admettre "je manque de, c'est comme ça, je ne peux rien y faire". Au lieu de cela, tu t'arranges toujours pour être fautif et t'administrer toi-même les limites, les punitions.
-Plus rien ne serait comme avant de toutes manières. Trop de points de non-retour dépassés. J'en ai vraiment marre de me battre contre des moulins à vents. Six mois que toute cette merde dure, et en quoi j'en sors gagnant?
-Je comprends.
-...
-L'espace d'un instant, ou ce n'est peut-être qu'un fantasme de ma part, je viens d'avoir l'impression que tu te sentais compris.
-Ah oui? Peut-être. Ou alors, effectivement, ce n'est qu'un fantasme de votre part.
-Et les douleurs?
-Toujours présentes voyons, ce ne serait pas aussi drôle, sinon. Alors je me noie dans le travail pour avoir l'esprit occupé. Ne penser à rien, à personne. Enfin, essayer."