Quelle était belle la soirée du 17 décembre sous le ciel du POPB. Bruce Springsteen était en ville pour un unique concert parisien. Le rendez-vous était fixé à 20h00. A 20h30, la salle qui se remplissait était déjà en émoi, bruissait, sifflait, applaudissait et même braillait. Un groupe de jeunes fans italiens devant la scène tentait de lancer des holas vocales qui s'éteignaient aussi vite qu'elles naissaient.
Vers 21h00, le spectacle commence enfin. Pas de première partie. En guise d'annonce, un orgue de Barbarie apparaît comme une transition avec la tournée précédente*. Bruce Springsteen apparaît avec ses musiciens, la salle chauffe pour de bon. Le délire monte pour beaucoup, car pour beaucoup son concert annuel à Paris, voire en France, reste annuellement inaccessible. Les billets sont généralement envolés dans l'heure qui suit la mise en vente. Y être, pour un prix déraisonnable, mais une fois cette année, et bien placé, avec le regard qui embrasse la scène entière et suffisamment près. Il y a tellement de demandes que même les places situées derrière la scène ont été louées.
Le concert commence et au bout de la troisième ou la quatrième chanson, une légère déception s'installe. Ah tien ?... Le Boss chante bien, le E-Street Band est dans un jour superbe, Little Steven délaisse son micro et se pend à celui de Bruce qui partage avec joie. Patti Scialfa, la femme du chanteur, multi-instrumentiste et vocaliste, n'est pas là, sans doute pour cause d'album et donc de tournée personnelle, mais sa remplaçante est à la hauteur. Le Boss se fait plaisir et son plaisir est communicatif, c'est bon d'être là. Mais ce que l'on peut se sentir stupide et avec le vague sentiment de ne pas avoir révisé, dans ces moments où l'on se dit que finalement, si, on aurait peut-être dû l'acheter le dernier album... ou du moins l'écouter.
D'ailleurs, ne semble-t-il pas que l'enthousiasme de la salle mollisse un peu ? Le public dans la fosse et devant la scène ne relâche pas la pression, le public derrière est peut-être plus sagement attentif, ou attentiste ?
Mais ça repart... D'ailleurs, Bruce Springsteen n'hésite pas à payer de sa personne en articulant quelques phrases en français pour tenter d'expliquer une chanson sur la guerre en Irak. L'ambiance se réchauffe avec l'envoûtement d'un Magic plein de grâce, "une chanson sur les tours de magie et ceux qui les font".
Et la vraie magie se produit enfin, Bruce Springsteen commence par allumer le feu avec une étincelle nommée Patti Smith et un Because the night enfiévré qui soulève le POPB pour de bon. Born to run, Dancing in the dark, le Boss ne mégote pas sur les tubes. Dans la fosse et dans les gradins, une mer de bras nus se met en mouvement et oscille dans un même élan de houle, impressionnant, rythmant les chansons. Pourtant, le performer américain nous a épargné le martelant et sans doute obsédant en son temps Born in the USA, qui aurait peut-être été déplacé en ces temps de militantisme anti-guerre en Irak et anti-Bush. Pour un instant de répit, mais pour un instant seulement, le public échoue sur les berges de "The River". Une perle de lumière que le rockeur interprète dans une pénombre bleue. Le pouvoir de cette chanson sur les gens est incroyable, comme si chacun reconnaissait un bout de soi-même dans cette histoire d'une vie ordinaire qui commence par une histoire d'amour avec un refrain d'amour. Cet harmonica lancinant, cette petite phrase ponctuante et précise. Généreux, sincère et partageux, Bruce laisse chanter le public et vit cette chanson, qui pourrait être vécue comme un écueil, avec humilité, ne lui refusant pas son succès. Car on peut bien parier que 90% du public l'attend chaque fois. La question qui revient après chaque concert de Bruce Springsteen est : "A-t-il chanté The River ?" De ce fait, il pourrait avoir la tentation d'y renoncer. Mais, un unique concert à Paris sans The River, ce serait comme Paris sans la Tour Eiffel.
Après ce moment de douceur, le concert a continué à devenir un pur moment de rock'n'roll, de folie, d'extase en sueur. Le solo de sax sur Jungleland, sublime. La superbe et joyeuse Girls in their summer clothes, dédiée aux Françaises et à une fille du New-Jersey (ah d'accord !). C'est pour cela qu'on l'aime notre Boss, pour ce rock un peu dur aux accents de blues le plus pur, parfois mâtiné de folk irlandais. D'ailleurs, la soirée s'est achevée par une reprise d'American Land, un chant irlandais. Avant l'apothéose, au bout de 2h30 d'une prestation intense, à une semaine de Noël, d'un Santa Claus is coming to town revitaminé. Dommage cette fin téléphonée où les bonnets rouge et blanc pleuvent sur scène et le retour du Boss avec un Stetson rouge ourlé de fourrure blanche.
Si j'étais mauvaise langue, je dirais que c'est la touche de mauvais goût qui rend l'Américain si touchant... J'adore être picky quand j'aime.
* Tournée 2006 de reprises de standards folk américains, The Seeger tour Mes Petites Fables