C'est déjà assez compliqué de parler intelligemment d'un livre, quel qu'il soit. Ça l'est un peu plus de le faire lorsque tout le monde s'est déjà exprimé à son sujet. Un livre à propos duquel tout le monde est plus ou moins tombé d'accord : Limonov d'Emmanuel Carrère c'est vachement bien. Écrire la vie d'un homme qui a passé sa vie a écrire sur la sienne c'est un geste d'un charme fou.
Vraiment curieux. J'aurais parié tout mon argent de poche plus quelques billes qu'au moins une chronique sur deux serait affublée d'un audacieux : "Les mille & une vies de Limonov" ou "Champagne & samovars". Mais non. Pourtant, un homme pareil, un personnage comme ça avec une vie sportivement bâtie à la force d'un milliard de poignets dans l'Histoire d'un siècle furieux aurait déjà vu déroulé à ses pieds tout cracras un joli tapis de banalités : Limonov d'Emmanuel Carrère : « A travers la vie de Limonov c'est toute l'histoire du XXème siècle qui défile sous nos yeux. », « Voyou à Kharkov, punk à St Pétersbourg, clochard à New York, écrivain à Paris, mercenaire en Yougoslavie, dissident à Moscou. », « Histoire plurielle d'un homme, d'un continent entier depuis la fin de la guerre. », « Par le jeu du regard Carrère nous donne à voir les différentes facettes d'un homme à l'exacte taille du monde, c'est à dire : énorme » & en raclant le fond de la gamelle, une petite ritournelle bien ciselée sur l'étrangeté éternelle & dramatique de la Russie du style : « La tragédie, la tristesse inhérente à ce peuple russe qui ne sait toujours pas comment s'y prendre pour vivre mais connait cent façons de mourir bien comme il faut &, de préférence, à petit feu. ». Paf ! Je voudrais peut être juste ajouter, pour être dans le croustillant qui plait d'ordinaire aux foules, que Limonov se fait enfiler sec à plusieurs reprises, tout au long de ce fabuleux portrait, si si, par plein de gens & à commencer par son pays, par ses femmes, par ses rêves aussi... c'est d'un attendrissement douteux mais on peut le dire comme ça, & puis, pour de vrai cette fois-ci & pour le plaisir ça va sans dire, par d'immenses noirs bien montés pardi & peu regardants alors que notre petit molossol, ai-je oublié de préciser qu'il n'est pas plus grand qu'un pet de nonne, est dans la dèche à New York, façon Hilsenrath. Enfilé aussi par le poilu Ferlinghetti qui devait publier son premier texte mais ne le fera pas. Autre titre accrocheur : "Comment se faire enculer en neuf chapitres". J'espère que je ne choque personne. Quoiqu'il en soit Limonov parviendra à faire éditer son premier texte autobiographique, Le poète russe préfère les grands nègres, par Pauvert... ça se tient. Le gars ne cessera dès lors d'écrire sur sa vie, une vie de malade, à cent mille à l'heure & que tout le monde fera semblant d'envier mais que la plupart d'entre nous, heureusement, n'aura jamais. En tout cas moi je n'en voudrais pas & pas seulement à cause de ces histoires de sodomie à répétition. Limonov, malgré tout les effets spéciaux dont il s'enrobe, reste un loser que l'on qualifierait volontiers de « magnifique ». Parfois flamboyant, souvent pitoyable, jamais faible. Un « mickey » selon les mots de Jean Hatzfeld qui en a vu d'autres. A la toute fin du livre il y a cette scène incroyable où il compte ses amis sur Facebook pour voir si il en a plus que son ancien allié Kasparov. Carrère, alors super bien inspiré, lui dit qu'il a eu une vie passionnante, ce à quoi l'intéressé répond que c'était plutôt « une vie de merde ». La vérité, bien entendu, est toujours entre les deux, tout le monde sait ça, mais on sent bien que Carrère aurait aimé une autre fin pour son personnage, une fin à la Scarface par exemple, la viande criblée de balles dans une cave de Grozny ou farci de parpaings dans une émeute à Athènes. Mais il n'a pas vraiment le choix, ça n'est pas un roman & Limonov finira sans doute sa vie sénile dans un de ces appartements ultra kitsch, aux remugles de papirosses, dont seuls les gens qui ont connu le joug soviétique ont le secret.
Pas besoin d'en faire des caisses donc pour montrer qu'un type pareil est un sujet en or massif pour écrire un livre. Ça coule quasiment tout seul. Par contre il apparaît deux trois dépressurisations morales, que Carrère a dû mâcher déjà un million de fois depuis qu'il a écrit les premiers mots de ce qui, au départ, ne devait être qu'un reportage, des vides qui feront remonter comme crème cet instinct de donneur de leçon typique aux citoyens de notre Belle République. Un des ces trous noirs est l'absence presque forcée de jugement. Ça ne devrait pourtant pas être un souci mais il est vrai qu'avec un personnage aussi sulfureux on pourrait s'attendre à un petit « ben mon couillon, c'est pas joli joli cette affaire ». Carrère traîne la savate, tourne autour du pot à plusieurs reprises, dit que oui, c'est un vilain des fois, mais qu'il est toujours honnête avec ses idées & ne dévie jamais. Fait ce qu'il dit, dit ce qu'il fait. La classe quoi. Limonov est un personnage intriguant, parfois même sympathique, qui a sur Carrère un pouvoir égal de fascination & de répulsion, du coup le combat entre les deux tourne parfois à l'esquive de bonne foi qui galope sous la forme d'une botte secrète sortie à l'envie : « C'est plus compliqué que ça ». Limonov est un voyou oui, mais c'est plus compliqué que ça. Ses opinions sont parfois limites, ça arrive, mais c'est plus compliqué que ça. Il a fondé un parti national bolchévique avec un joli drapeau qui sent bon le moisi, certes c'est de mauvais goût vraiment, mais c'est plus compliqué que ça. La preuve : Anna Politkovskaïa était fan. Alors quoi ? Pour beaucoup de gens la Russie fut &, a priori, est toujours un pays foncièrement rock'n'roll dans son organisation interne & ce à un tel degré d'absurdité qu'il semble très difficile de juger les actes de chacun car chacun a peut être quelque chose à se reprocher. Carrère cite Soljenitsyne : « Un des aspect les plus pernicieux du système soviétique, c'est qu'à moins d'être un martyr on ne pouvait pas être honnête. » Ça limite les vocations du coup. Le seul moment où Carrère semble froncer les sourcils c'est quand Limonov décide d'aller faire le cake en Yougoslavie aux côtés d'Arkan. « Tuer un homme au corps à corps, dans sa philosophie, je pense que c'est comme se faire enculer : un truc a essayer au moins une fois. ». A l'époque, au début en tout cas, c'était quand même plus compliqué que s'en avait l'air mais avec les années on a su, on a découvert des trucs chelous & la connivence est très vite devenue impossible, du moins avec certains. Mais, lecteur de Lao Tseu, Limonov est un paradoxe ambulant qui retourne le récit comme une crêpe. Dans le jargon télévisuel on appelle ça un « bon client ». Carrère tente bien encore une ou deux fois de se cacher derrière son mantra magique, essaie le coup du relativisme (ce qui est vrai chez nous ne l'est peut être pas là-bas, ce qui me fait penser à cette petite chose vue à l'arrière de la voiture d'un républicain à l'humour décapant : ICI). Entre naïveté complice & engagement aveugle le choix reste suspendu de manière logique. Mais franchement, disons le une bonne fois pour toute, Limonov n'est pas la biographie d'Édouard Veniaminovitch (Эдуард Вениаминович... parce que le cyrillique c'est beau) & aucun jury ne se cache dans la reliure. Il ne dénonce rien, ne montre rien (en tout cas pas ce que l'on croit). Ça n'est pas le sujet, on s'en fout. Carrère écrit une histoire en équilibre constant, mettant en perspective l'œuvre entière de Limonov &, surtout, en suivant à la lettre un programme alterné avec ses romans, établi depuis maintenant presque 30 ans : Une vie, un livre.
Werner Herzog, Je suis vivant & vous êtes morts, L'Adversaire, Un roman russe, D'Autres vies que la mienne & aujourd'hui Limonov, Emmanuel Carrère n'est jamais aussi bon que lorsqu'il adosse son écriture américaine à une personnalité hors-norme, à un destin bancable. Lors d'une rencontre à Strasbourg le mois dernier l'une des personnes présentes sous les moulures de l'Aubette posa cette question à Carrère : « Dans tous vos livres il est question d'une absence. Dans La classe de neige c'est le père. Dans La Moustache c'est, ben c'est la moustache & le personnage lui-même etc... avec Limonov c'est un débordement continu. Il est partout, on ne voit que lui. Est-ce que c'est un changement profond dans votre manière d 'écrire ». Les mots ne sont pas les mêmes mais l'idée est là. Sur le coup je trouvai la question un peu superflue mais en fait elle éclaire, par le flanc, une constante dans l'œuvre de Carrère car, derrières toutes ces « absences », il y a une fringale sans fin pour l'autre, pour l'alter, qui cache un truc ontologique chez lui, un organe caché dans les boursouflures des récits mais qui ne cesse de vouloir être vu au grand jour & il se trouve que même sous la figure imposante de Limonov gigote le tas de glaise de son Golem romanesque. A un détail près : il ne servirait presque à rien de lui mettre un bout de papier magique dans la bouche pour le faire avancer. Limonov marche tout seul, il a juste besoin que quelqu'un le voit accomplir ce miracle. Alors la question est la suivante : Carrère est-il cannibale ? Ou plutôt, pourquoi l'est-il ? Je dirais que contrairement à la mouture classique de l'anthropophage il n'essaie pas de s'octroyer la force de son ennemi en le consommant. C'est plutôt le cas de Limonov. Carrère serait plutôt le cannibale qui se cherche lui-même dans la chaire des autres, qui utilise leurs histoires, pour mettre des mots sur la sienne. Parce qu'en cherchant un peu quelle pourrait être la vérité de ce livre ? Ça n'est pas le plagiat d'une vie comme le blague à l'arrache Nelly Kaprièlian qui devrait plutôt se plagier une moitié de bon sens au lieu d'essayer de trouver, de façon terriblement médiocre, une excuse sympatoche à la flemme intellectuelle de certains & artistique des autres. Il ne fait aucun doute que Carrère fait partie de ces écrivains, de plus en plus rares, pour qui l'écriture est un moyen & non pas une fin. Quand il nous parle de Limonov c'est plus que d'un homme ou d'un pays, il nous dit beaucoup de Carrère lui-même & comme dans la plupart de ses livres en fait, ébauche un portrait en creux, éparpillé. Pour emmerder Liminov on pourrait conclure avec Soljenitsyne pour qui le plus important était la vérité que détient chaque livre. Pour lui, il ne faisait aucun doute que cette vérité devait être la dénonciation du goulag &, par devers ça, celle d'un système tout entier. C'est bien sûr un peu réducteur. Limonov en est la preuve vivante. La vérité que recherche Carrère est certainement moins douloureuse mais sans doute aussi plus compliquée à débusquer.
Je prends.
------------------------------
Illustration 1 : Affiche de campagne nationale-bolchévique.
Illustration 2 : Simon Fustedebona, Peter Pan.
Illustration 3 : source internet inconnue.