Gautier critique et théoricien de l’art
***
Cela peut sembler étrange pour un homme qui s’est vanté devant ses filles d’avoir refusé de passer son baccalauréat : Théophile Gautier a été le dernier des encyclopédistes immergés dans ce XIXe siècle en effervescence, envahi par les problèmes soulevés par le progrès des sciences et des techniques. En plus de son oeuvre de poète, de romancier et d’auteur de nouvelles, en plus de son oeuvre théâtrale (il a même conçu des pantomimes), il a été un observateur avisé des métamorphoses de la danse, de l’art dramatique et de la mode. Il collabore à un nombre incalculable de périodiques et à l’immense entreprise de Pierre Larousse.
Théophile Gautier, par Auguste de Châtillon
Il cultive un amour immodéré pour la peinture. Cet amour est né pendant son enfance. S’il a été un grand lecteur et un graphomane précoce, il démontre très tôt des dispositions pour le dessin. En 1827, il peint une Vierge. Deux ans plus tard, il décore l’église de Mauperthuis avec Saint Pierre guérissant un paralytique. Dans ses Quarante Portraits romantiques, il raconte son apprentissage artistique : « La première oeuvre dont je me souvienne était le Fleuve Scamandre, inspirée sans doute par le tableau de Lancrenon, des traductions du musée, de l’anthologie grecque, et plus tard un poème de l’Enlèvement d’Hélène, en vers de dix pieds. Toutes ces pièces se sont perdues. […] Il n’y a pas grand mal. » Ses thèmes lui sont souvent fournis par Walter Scott et surtout par Victor Hugo. Ce dernier l’impressionne tant qu’il abandonne ses pinceaux pour se consacrer à l’écriture de manière exclusive. Mais il ne renonce pas à s’occuper de peinture, de sculpture et de gravure. Il va même devenir l’un des critiques les plus prolixes et les plus influents de son temps.
Il est curieux de noter que dans son Histoire du romantisme, parue l’année de sa mort, en 1872 et, comme l’explique Adrien Goetz dans sa précieuse préface, plus par la volonté de l’éditeur que par la sienne propre, il laisse peu de place à la peinture dans cette aventure avec le seul Célestin Nanteuil. Mais il y a une foule d’artistes parmi les quarante membres de son académie imaginaire, dont Chassériau, Delacroix, Devéria, David d’Angers, Delaroche, Ary Scheffer, et même Ingres ! Peu de « romantiques » dans cette assemblée !
Gautier a très tôt renoncé à l’idéal romantique et à son gilet rouge. Quand il entre dans la rédaction de la Presse, il y publie deux bons milliers de papiers, en bonne partie sur les arts plastiques. Il rédige son premier salon en 1833, et le dernier, en 1869. Pour se faire une idée de son engagement, il faut se souvenir qu’il a écrit 35 articles sur l’art en 1861 ! En 1856, il prend la direction éditoriale de l’Artiste. Puis il est souvent amené à faire partie du jury de sélection du salon et, en 1862, après avoir échoué trois fois à l’Académie française, il est nommé président de la Société nationale des beaux-arts.
Ses intérêts pour l’art remontent aux origines. Il médite sur Watteau ou sur Raphaël comme sur Chassériau. Il célèbre Ingres autant que Delacroix. Il a des faiblesses pour bon nombre de membres éminents de l’Institut. Mais s’enthousiasme pour Gavarni dans sa jeunesse et se passionne pour Manet en pleine tourmente du Salon des refusés. Il a déjà défendu son Guitarrero en 1861 : « Caramba ! Voilà un guitarrero qui ne vient pas de l’Opéra-Comique, et qui ferait mauvaise figure sur une lithographie de romance ; mais Velasquez le saluerait d’un petit clignement d’oeil amical, et Goya lui demanderait du feu pour allumer son papelito. » En 1833, il salue les scènes turques d’Alexandre Decamps et éprouve un coup de coeur pour « l’Égyptien » Prosper Marilhat, qu’il découvre un an plus tard au salon, quand il expose une vue du Caire. Ce faisant, il lance la mode de l’orientalisme, qui avait déjà pris racine chez Ingres, Chassériau et Delacroix.
Et Gautier s’est fait sa philosophie de l’art. Il affirme que l’artiste possède un sixième sens – ce que Boileau appelle l’influence secrète : « Hors quelques procédés matériels de peu d’importance, tout est toujours à apprendre, et il faut que l’artiste se fasse son microcosme de toutes pièces. En art, il n’y a pas de progrès. » Si le type de la beauté existe dans son esprit à l’état d’idéal, il prend à la nature des signes dont il a besoin pour les exprimer en les transformant, « car les sacrifices et les mensonges du peintre lui ont donné du sentiment, de la passion, du style et de la beauté ». Il condamne donc le principe d’illusion (le réalisme) car la peinture n’est pas art d’imitation, mais il réfute le contraire : « Est-ce à dire pour cela que l’art doive se renfermer dans l’indifférentisme de parti pris, dans un détachement glacial de toute chose vivace et contemporaine pour n’admirer, Narcisse idéal, que sa propre réflexion dans l’eau, devenu amoureux de lui-même ? Non. » L’art ne peut être qu’un « art de transformation » et la peinture « agit souvent avec d’autant plus de force qu’elle s’éloigne de la nature ».
L’art a pourtant sa propre sphère et il réfute Diderot : « Les formes de l’art ne sont pas des papillotes destinées à envelopper des dragées plus ou moins amères de morale et de philosophie, et leur chercher une utilité autre que la beauté, c’est montrer un esprit fermé à tous les souffles supérieurs et incapable de vues générales. » L’artiste, immergé dans son époque, a le pouvoir de révéler le beau à partir d’une conception a posteriori : « Au lieu de donner une forme à l’idéal, ils donnent un idéal à la forme. »
Gérard-Georges Lemaire
Gautier journaliste, articles et chroniques, choisis et présentés par Patrick Berthier. GF, 448 pages, 8,90 euros. Histoire du romantisme, suivi de Quarante Portraits romantiques, préface d’Adrien Goetz. Folio classique, 656 pages, 8,40 euros.Octobre 2011 – N°86