La chute d’un homme, broyé par la violence policée de l’entreprise à laquelle il a consacré sa vie. Un film aussi impersonnel que les processus terribles qu’il décrit, sec et fermé parce qu’il se fait le reflet de l’enfermement dans lequel se retrouve le héros quand sa carrière se brise. Gênant et douloureux.
Synopsis : Lundi matin, Paul Wertret se rend à son travail, sort un revolver et abat deux de ses supérieurs. Il revoit alors les évènements qui l’on conduit à commettre son acte…
Presque 8 ans après son premier film, Jean-Marc Moutout nous raconte une nouvelle histoire de violence des échanges en milieu tempéré. Sauf qu’au lieu d’adopter le point de vue extérieur d’un consultant en stratégie, le réalisateur examine cette fois-ci la situation du point de vue d’une victime, d’un homme qui a vécu avec ce système jusqu’à ce que celui-ci le rejette et l’écrase.8 ans après, la crise économique est passée par là et n’a fait que renforcer les pressions, les tensions, les logiques implacables qui font du monde aseptisé de l’entreprise un mensonge d’une brutalité inouïe.
De bon matin est plus que jamais un film en milieu tempéré : il décrit les bureaux d’une banque avec un réalisme saisissant. Les mots chuchotés sont couverts par le silence, les dialogues animés sont dissimulés par des portes fermées, les locaux impersonnels, les bureaux parfaitement rangés, les costumes-cravates systématiques, les murs trop propres décrivent un monde froid et inhospitalier où l’atmosphère étouffée ne laisse la place à aucun imprévu et à aucune fantaisie. Cette froideur contamine le film qui se met constamment à distance d’un monde où tout doit toujours rester distant. La lumière bleutée, les cadres rigoureux et la sobriété de la mise en scène accompagnent le visage fermé de Jean-Pierre Darroussin dans cet enfer de modernité dans lequel il nous faut miser notre vie sans qu’il n’existe de sortie de secours.
La violence, elle, est partout. Dans les rapports entre collègues, faits de frustrations, d’hypocrisie et dans le meilleur des cas, de compassion molle. Dans le sacrifice demandé par l’entreprise, au point de devoir placer son métier au-dessus de toute autre considération et se définir presque entièrement par lui : la famille devient un lieu étranger, les amis se perdent au bord de la route. Dans l’écart qui grandit entre celui que nous aurions voulu être et celui que nous sommes : une profonde souffrance se creuse, dissimulée par la reconnaissance, le salaire, la position sociale, le sentiment du travail accompli.
Quand notre travail est devenu tout ce qui existe pour nous, alors il n’y a plus possibilité de vivre autre chose : il faut nécessairement suivre notre carrière coûte que coûte. Si celle-ci vacille, c’est l’être tout entier qui perd pied.
Le film est étonnant de courage en ce qu’il ne fait pas de concession : aucune respiration n’est laissée au héros ou au spectateur, il n’y a pas trace d’humour, de relâchement ou même d’espoir. Simplement deux solutions : se laisser faire comme la plupart des collègues de Paul, ou se battre contre des moulins comme Paul lui-même. Cette noirceur brute rend le film aride et certainement difficile d’accès : l’émotion est refoulée, cachée derrière des séquences de routines ennuyeuses, de conflits étranglés et de rage contenue. De bon matin se met au diapason de son sujet : c’est un film déshumanisé dont la mécanique est celle du monde du travail, celle qui peut broyer un être humain sans scrupule.
La plupart du temps, les pires traumatismes sont vécus en silence. Parfois, un dysfonctionnement se produit : un homme ne supporte plus ce qu’il est devenu. Alors la violence explose, brièvement, inexplicablement croit-on. Le dernier plan interroge ceux qui ont assisté au dérèglement de la machine : que reste-t-il d’un tel geste, d’un tel désespoir? Les cadres de l’entreprise, visiblement agités, se taisent. L’ambiance est toujours feutrée, il n’y a aucun signe de révolte. Dans une société où l’on nous convainc sans arrêt qu’il n’y a rien de plus essentiel que le travail et qu’il est normal de faire de grands sacrifices pour y avoir le droit, les employés sont prêts à accepter l’inacceptable.
Avançant au rythme décousu des souvenirs d’un homme, la narration du film crée un certain désordre dans lequel le passé se déconstruit. Et pourtant, de ces flashbacks ressort un ordre indiscutable qui aboutit forcément à une fin sans mystère. Le film n’est jamais surprenant, il est volontairement asphyxié par la logique imparable qu’il décrit avec un mélange d’évidence et de résignation. De bon matin est un film désagréable, glaçant, il prend le parti de ne raconter presque rien, de ne jamais satisfaire le spectateur, pour mieux coller à la réalité qu’il ausculte. C’est un pari qui le rend admirable et forcément décevant.
Au bout du compte, il reste pourtant une part d’inexplicable : comment un homme, même anéanti, peut-il commettre de tels actes? En nous associant à la détresse de Paul, Jean-Marc Moutout nous laisse dans un questionnement moral sans solution.
Note : 6/10
De bon matin
Un film de Jean-Marc Moutout avec Jean-Pierre Darroussin, Valérie Dréville et Xavier Beauvois
Drame – France – 1h31 – Sorti le 5 octobre 2011