Cahun : photographies sans identité ?
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Claude Cahun naît en 1894, ou plus exactement Lucy Renée Mathilde Schwob, nièce de l’écrivain Marcel Schwob, naît le 25 octobre 1894 à Nantes, « comme tout le monde », dirait Aragon, qui pensait que « le vaste monde est né à Nantes », tandis qu’André Breton en faisait « la ville surréaliste par excellence ». Quand la rupture sera consommée entre l’auteur du Paysan de Paris et le Pape du surréalisme, à cause d’une querelle politique (communisme contre gauchisme) et esthétique (réalisme contre art magique) qui n’est toujours pas close aujourd’hui, Claude Cahun, comme elle se fait appeler depuis 1917, prendra le parti de Breton, publiant en 1934 Les paris sont ouverts, où elle attaque Aragon et le Parti communiste. Mais revenons en arrière.
L’enfance de Claude Cahun fut marquée par l’affaire Dreyfus, qui l’obligea à quitter son lycée où elle était en butte à des agressions antisémites. Dès 1910, elle commenceà écrire et à photographier, publie des articles (notamment sur la mode avec sa compagne) ou des poèmes en prose dans divers journaux et revues. Elle publie Vues et visions en 1919 et Aveux non avenus en 1930. Elle fréquente les écrivains et artistes d’avant-garde, liés au surréalisme, tels que Soupault, Michaux, Gilbert-Lecomte, Desnos, Ribemont-Dessaignes, qui utilisera une de ses oeuvres en couverture de Frontières humaines, ou Lise Deharme, qui illustre son recueil le Cœur à pic d’une vingtaine de ses photographies. En 1932, Claude Cahun rencontre Breton qui, semble-t-il, était moins sévère quand il s’agissait d’homosexualité féminine que masculine. Elle aura quelques activités théâtrales et, en bonne bretonnante, s’intéressera à l’ésotérisme. Politiquement, Claude Cahun adopte des positions que nous pourrions qualifier de libertaro-trotskystes, soutient les premiers mouvements homosexuels, adhère à l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires et participe à la fondation de Contre-attaque avec Breton et Bataille. Durant la guerre, elle participe à la Résistance par des activités de propagande et sera arrêtée en 1944 avec sa compagne Suzanne Malherbe, condamnée à mort et finalement emprisonnée jusqu’à la Libération. Elle renoue alors les liens avec ses amis surréalistes, particulièrement Breton, et meurt affaiblie par son internement le 8 décembre 1954.
Claude Cahun
Le musée du Jeu de paume propose une rétrospective de l’oeuvre photographique de Claude Cahun, que l’on peut diviser en deux temps : autoportraits et objets ou photomontages en accord profond avec l’esthétique surréaliste. Du surréalisme, dont il faut bien reconnaître qu’il donna peu de véritables et durables oeuvres littéraires ou plastiques (était-ce vraiment le but ? ils ont essayé de faire croire que non), Claude Cahun emprunta les codes, les tics, les académismes pour ne pas dire la quincaillerie lorsqu’elle réalisa ses images d’assemblage d’objets. D’aucuns trouveront sans doute que ces assemblages produisent du « merveilleux », mais à les bien regarder, force est de constater que, réellement, ces photographies ne font qu’abonder le vide. Elles donnent l’impression que Cahun a simplement appliqué les codes du surréalisme, qu’elle a suivi une recette – ce qui convient à la cuisine mais fort peu en art. Le véritable intérêt de l’oeuvre de Cahun réside dans l’ensemble de ses autoportraits, où elle tente réellement d’effaroucher les codes. Sa modernité ne se trouve pas dans son surréalisme mais bien dans cette manière de brouiller les cartes qui préfigure le mouvement queer et les gender studies. Mais est-ce que cela concerne l’art ? Les codes remis en cause sont ici ceux de l’identité, jusque dans la remise en cause du genre sexuel. Dans Aveux non avenus, elle écrivait : « Brouiller les cartes. Masculin ? Féminin ? Mais ça dépend des cas ? Neutre est le seul genre qui me convienne toujours. S’il existait dans notre langue on n’observerait pas ce flottement de ma pensée. Je serais pour de bon l’abeille ouvrière. » Et encore : « Moments les plus heureux de toute votre vie ? – Le rêve. Imaginer que je suis un autre. Me jouer mon rôle préféré. »
Les avatars de Claude Cahun sont divers : personnage de cirque, mage hindou, diva,
Claude Cahun, Que me veux-tu ?, 1929
dandy, ange de foire, petite fille cachée dans une armoire… dans tous les cas, un jeu et même un jeu avec le théâtre. Cahun se met en scène. Parfois, elle n’endosse pas un rôle. Elle se présente telle qu’elle est. Brutalement. Frontalement. Ce sera le cas avec un ensemble d’autoportraits où elle apparaît le crâne rasé, parfois peint en argent ou en or comme dans une de ses plus célèbres photographies, de 1929, où on la voit face à un petit miroir rectangulaire qui reflète son visage de trois quarts, tandis qu’au premier plan elle se tient avec des cheveux très courts, peints comme son visage, les lèvres fardées, dans une veste à gros carreaux, sa main droite baguée au petit doigt tenant le col. Certaines photographies de 1928 sont plus crues, où elle semble un bagnard androgyne, aux traits fatigués, morbides, durs, comme ce Que me veux-tu ? où elle double son image comme un siamois dont chaque tête est en alerte, inquiet et au regard pénétrant.
Il serait assez inutile de détailler chacune des photographies : la plupart du temps, elles n’ont pas de réelle valeur esthétique intrinsèque et ne prennent sens que dans cet ensemble qui s’est poursuivi toute une vie durant. Un pseudonyme, plusieurs visages, plusieurs sexes : voilà de quoi forger une identitébien à soi où le désir et la sexualité – malgré l’intitulé d’une salle – est finalement mis de côté. Que l’on ne s’inquiète pas, tous ces jeux sont somme toute assez sages : « Allons, Poète ! Ne me regardez pas ainsi : je ne suis pas aussi vicieuse que j’essaye de le paraître. C’est un mauvais genre que je me donne, voilà tout. »
Franck Delorieux
Octobre 2011 – N°86