Pour s'adapter au milieu, les inuit disposaient et disposent encore d'un véritable « savoir », d'une « sagesse » du territoire, bien que ne donnant pas lieu à l'énoncé discursif que nous mettons en œuvre pour rendre compte du notre.
La mémoire, la tradition orale, viennent elles aussi enrichir la lecture de l'espace et guider le chasseur dans ses choix. Les expériences personnelles , accumulées, mais encore celles des parents et des Anciens, transmises par les ; gestes ou la parole, toutes sont mobilisées au moment de décider où seront posés les filets, vers quelles vallées on se dirigera pour chasser les caribous
ces récits de portée locale s'ajoutent, plus tard, au calme des veillées, ceux de «portée régionale - qui nourrissent la dimension verticale de la perception du territoire - et même ceux de portée nationale - qui rappellent aux "hommes par excellence" qu'ils sont au centre de l'Univers, du monde terrestre bien sûr, mais aussi des mondes céleste et marin, puisque ceux qui peuplent ces derniers étaient à l'origine des Inuit comme eux . »BEATRICE COLLIGNON.OP.CITE
Parmi les éléments structurants de l'espace, l'analyse des pratiques montre que se sont, sans aucun doute possible, les lignes qui ont la primauté. La mise en ordre de l'espace passe d'abord par le repérage des itinéraires qui relient entre eux les lieux du territoire et traversent des aires d'extension limitées. Ce qui implique quelle repose sur le principe de mobilité. Les lieux n'occupent qu'une place secondaire dans ce système, ils sont perçus comme disposés le long des itinéraires, parfois à la croisée de plusieurs itinéraires, ce qui leur confère alors une fonction de carrefours qui leur vaut d'occuper une place plus grande dans l'image mentale du territoire. leurs noms sont bien mémorisés (même parmi les jeunes générations sédentarisées), alors que la mémoire des autres toponymes se perd vite lorsque l'on cesse de fréquenter une région.
Si l'espace est relation et relativité, il en découle qu'il est aussi subjectif. Ce sont les multiples transformations qui affectent la perception de l'espace qui sont mises à l'honneur dans le savoir géographique des inuit . Si les facteurs physiques jouent un rôle important (et reconnu) dans cette mobilité qui affecte l'espace géographique, le facteur humain n'est pas pour autant oublié .les relations contitutives de l'espace ne sont pas un "en soi", mais une construction intellectuelle. Leur qualité dépend du regard de l'homme, placé explicitement au cœur d'un système géographique dont il est l'un des acteurs. L'espace est ainsi considéré en fonction de l'appréciation, personnelle ou collective, de celui qui le perçoit et élabore à son endroit un discours ou des pratiques adaptées aux caractères perçus de cet espace : il n'est donc rien d'autre qu'une idée subjective. Dans le cas des Inuinnait - contrairement à ce que l'on peut observer dans d'autres cultures - les fondements mêmes du savoir géographique tiennent dans cette conscience de la subjectivité. Il n'y a pas d'autre discours possible sur l'espace qu'un discours personnalisé, spécifique et contingent. On a ainsi vu précédemment qu'une même saison sera désignée par des noms différents en fonction du contexte dans lequel on est amené à en parler ». BEATRICE COLLIGNON.OP.CITE
Les Esquimaux ont un mot difficilement traduisible en français : SILA . Le vêtement imperméable porté extérieurement, (notre anorak) se dit en inuit : silapak, ce qui est à extérieur. Sila est donc le temps qu'il fait, l'atmosphère, voire l'univers. De quelqu'un qui a perdu la raison, les Esquimaux disent : Silai-: il est privé de sila, il n'a plus sa tête, son intelligence, sa sagesse.
Voici donc un double concept exprimé par la même racine ; l'un se rapporte au monde, l'autre à l'homme. Sous cette dichotomie, il y a une unité fondamentale ; car le monde, c'est d'abord les horizons visibles, c'est ensuite le mystère des étoiles, des morts et des dieux, c'est enfin l'idée qu'un homme s'en fait à travers ses expériences et ses rêves de sorte que Sila exprime tout à la fois ce qui est cadre de l'action et support à la méditation, la connaissance intime des paysages comme le monde intérieur planté de craintes et de joies. Pour l'Esquimau, comme pour tout homme, l'univers a d'abord une composante spatiale. Grand observateur par nécessité, son sens de la terre fait l'admiration de l'étranger. Un conducteur de traîneau, par exemple, se repère dans des circonstances où tout autre serait perdu
On a bien souvent remarqué la facilité avec laquelle les Esquimaux dressent une carte ; ils connaissent assez leur pays pour cela.
Une carte orthodoxe est orientée ; celle de l'Esquimau l'est aussi, bien qu'en fonction d'autres critères. L'étoile polaire, noutsouitok, (l'immobile) n'est pas une référence, pas plus que le soleil au zénith ; « vers la mer », « vers le haut » (la terre) « vers la lumière » (le sud) sont beaucoup plus appropriés et varient suivant les lieux.
« Tout travail avec les Inuit impliquant l'utilisation de cartes révèle rapidement l'importance des relations dans l'approche géographique. L'appréhension des cartes topographiques de grande ou moyenne échelle se fonde en effet sur une perception de l'espace comme un ensemble de relations. Un Inuinnait commence toujours sa lecture d'une carte par le repérage de quelques lieux-clefs, à partir desquels il déchiffre ensuite l'ensemble de la carte en y transposant son image mentale du territoire : un réseau d'itinéraires, de lignes qui relient des lieux. Cette primauté donnée aux itinéraires comme fil directeur pour la lecture de la carte met en exergue le rôle joué par les relations dans le processus de mise en ordre de l'espace, mise en ordre qui seule permet d'y vivre sereinement. C'est par elles que l'espace prend sens, qu'il devient lisible, interprétable, apprivoisé. La carte sert de support à l'expression d'une représentation du territoire qui s'est construite ailleurs, non pas en fonction des informations données par la carte et des modes de représentation cartographiques qui influencent tant les Occidentaux, mais en fonction d'une perception où l'espace est d'abord un ensemble de relations. Elaborée en dehors de tout contexte cartographique, elle demeure aujourd'hui opératoire aux yeux des Inuinnait, qui continuent (y compris les jeunes) à penser l'espace d'abord en termes d'axes, de chemins : un tissu de relations où chaque lieu a sa place le long des fils et se mémorise en fonction des qualités de ses liens avec d'autres lieux, disposés eux-aussi le long d'itinéraires qui sont comme le fil d'Ariane du territoire ». BEATRICE COLLIGNON.OP.CITE
Cette conception linéaire de l'espace, révélatrice d'un point de vue, se retrouve dans les mythes. Certains d'entre eux racontent une aventure ; au lieu de la situer dans une région imaginaire, ils font état d'un voyage. Dans le mythe de Sedna, par exemple, une jeune fille fut emmenée dans une île, elle envoya ses enfants au loin, son père voulut la ramener, elle descendit au fond de la mer, etc. L'important, semble-t-il, n'est pas de préciser où les événements se sont passés mais leurs péripéties spatiales. Ainsi du mythe du soleil et de la lune, de celui de l'enfant orphelin, de celui du roi des caribous, etc. « Sans doute tout cela est-il très imprécis ; il s'agit d'itinéraires en pointillé si l'on peut dire, comme les périples des explorateurs de la Renaissance... Et ce pointillé devient plus ténu encore lorsqu'il s'agit de voyages fabuleux entrepris par les chamanes vers les Esprits qu'il faut maîtriser ou calmer. Ici encore, l'aventure du magicien est essentiellement un itinéraire, un voyage entre le monde des hommes et celui des morts ou des dieux, ici encore peu importe le pays traversé : la route et ses embûches sont seules importantes…. »
A Tatiik comme ailleurs, les paroles prononcées comme les événements rêvés ont pour le chasseur autant de poids que ce qui est, ou a été, directement observé. Il n'y a pas de confusion entre ces deux domaines, mais une importance égale accordée à l'un et à l'autre. Rêver que beaucoup de poissons se prennent dans les filets est considéré comme un élément de connaissance au même titre que le fait de savoir que les ombles arctiques sont nombreux à Aimauqattahuk parce que cet évasement de la rivière est un point de passage obligé pour ceux qui remontent la Kuujjuaq pour se reproduire à Qariaq, puis redescendre vers l'océan. De même, la concentration de la pensée sur un phénomène particulier (prendre beaucoup de poissons, trouver les traces d'un ours polaire, etc.) est comprise comme un moyen d'influencer le cours des choses, plus encore si cette idée est verbalisée, à l'image de ce qui se produisait à l'origine des temps et que rapporte la tradition orale Le monde est aujourd'hui mieux établi, mais le pouvoir de la pensée exprimée par les rêves ou par la parole reste fort. Il s'appuie sur une conception animiste de la nature que la christianisation récente - au mieux soixante ans pour les Inuinnait - n'a pas éteinte. La proximité des hommes, du gibier et des lieux permet l'efficacité de la parole. Quant aux rêves, on considère qu'ils sont l'un des moyens de communication privilégiés entre les hommes, les animaux et les lieux, et qu'ils sont prémonitoires" . BEATRICE COLLIGNON.OP.CITE
'(A SUIVRE)