S'il fallait choisir une définition pour l'amour, celle de Spinoza remporterait tous mes suffrages. Pour lui, il est une joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure. Ainsi, aimer l'autre revient à se réjouir de son existence. Nous voici, loin de l'attachement, de la convoitise, d'un aliénant désir. L'amour est une disponibilité envers ce qui est. Cependant, nous avons, tous ou presque, rencontré la difficulté de conserver intact ce lien profond.
Ivan Karamazov parle de l'amour du lointain, plus aisé à vivre parce que ponctuel, passager. Le roman rapporte les paroles d'un médecin qui désirait ardemment servir l'humanité et pour ainsi dire était prêt à se crucifier pour les hommes tandis qu'il était incapable de partager sa chambre plus de deux jours. Cette ardeur soudaine se pratique dans la fulgurance, on s'approche ici de l'idéal. Une fois en ma vie, j'éprouve un élan charitable pour un étranger et je fais tout pour lui. Porter sa famille dans son cœur réclame un tout autre engagement. Il s'agit de supporter les petits défauts, d'habiter la routine, de renouveler chaque jour une présence.
Le starets Zossima me livre un outil. Il parle d'un amour actif, d'une pratique, d'actes réitérés de bienveillance, de disponibilité et d'accueil. L'épreuve du quotidien me montre qu'il faut une persévérance pour continuer à se réjouir de l'existence de l'aimé. Mais est-ce que je sais lui laisser sa place ? Souvent, devenant le centre de notre relation, je l'instrumentalise. Dès lors, je suis dans l'attachement, je veux avoir la mainmise sur l'objet de ma tendresse. Ainsi, l'amour actif pourrait réclamer comme préalable un certain effacement devant l'autre. Le starets le dit si bien : « L'amour actif, c'est du travail et de la patience. » Je préfère quant à moi parler d'œuvre plutôt que de travail, congédiant tout danger volontariste. Celle-ci consiste peut-être à se détacher, par amour, de nos attentes, quitter progressivement nos projections. Souvent, je m'éprends d'une image façonnée par mes désirs. Dès que la réalité paraît, je cesse d'aimer.
Si la passion rend aveugle, l'amour peut ouvrir les yeux. Aimer en actes, c'est contempler le réel sans souhaiter le modeler à son gré. Au-delà des fantasmes, des idéaux, un être me fait face. Comment partir à sa découverte en abandonnant préjugés et projections ? La vérité peut ici servir de guide et permettre un fécond retour sur soi qui révélera mes espérances, ma volonté de m'approcher des distributeurs de tendresse sans -vouloir m'engager, partager. Une action demeure essentielle : aider. L'amour en actes revient précisément à accompagner l'autre sans m'imposer. Un sage indien, Swami Prajnanpad, vient compléter ce portrait lorsqu'il affirme qu'aimer, c'est aider à se détendre. Souvent, le désir oppresse, il contraint la réalité pour que celle-ci se plie à ses attentes. Suivre Prajnanpad, c'est au contraire accueillir autrui tel qu'il se propose. Ainsi peut-il se réaliser dans la joie. Cet appel à la vérité, cette bienveillance, ce refus de juger, gageons qu'il commence par un sain amour de soi.
Un exercice spirituel
Est-ce que je sais laisser sa place à l'être aimé ?
Est-ce que, par des actes réitérés de bienveillance, de disponibilité et d'accueil, je parviens à me réjouir de son existence ?
ALEXANDRE JOLLIEN est un philosophe et écrivain né en 1975 à Savièse, en Suisse. Il est l'auteur notamment d'Éloge de la faiblesse et de la Construction de soi.
Source : La vie