Les retraités, étaient plusieurs milliers dans toute la France à manifester jeudi dernier pour une meilleure prise en charge de la perte d’autonomie et contre la baisse de leur pouvoir d’achat, alors que les liens entre les générations sont un socle essentiel du vivre ensemble. Il s’agit tant pour les aînés d’élever les plus jeunes vers l’autonomie, que pour les plus jeunes de soutenir leurs aînés, comme un juste retour, jusqu’à accompagner leur fin de vie.
Les liens entre les générations ont historiquement et par nature d’abord concernés la sphère privée au sein de la cellule familiale. Ce n’est que progressivement que l’Etat s’est emparé de la solidarité entre les générations avec la mise en place d’une politique familiale, d’éducation, de retraites, jusqu’à aujourd’hui avec l’ouverture – aujourd’hui reportée à 2012 – par le Président de la République, Nicolas Sarkozy, du chantier du financement de la dépendance : le 5ème risque . La société est ainsi passée de l’échange librement consentie, ou non, entre les individus au WelfareState, prenant en charge l’individu du berceau à la tombe.
De nombreux éléments semblent aujourd’hui venir mettre à mal cette cohésion entre les générations.
Les Cassandre sont en effet nombreuses pour dénoncer, comme à chaque génération, une jeunesse en manque de repères et de valeurs qui ne respecterait plus rien et viendrait mettre à feu et à sang le pacte social. Après les « sans culottes » et les « blousons noirs », les rappeurs à casquettes, capuches, baskets et caleçon apparent suscitent à leur tour bien des incompréhensions et des inquiétudes …
Le vieillissement de la population en France est cependant un fait croissant indéniable qui pourrait venir modifier les rapports entre les générations et appeler à une refonte du mode de financement des solidarités intergénérationnelles. Ainsi en 2010, l’âge moyen en France est de 40,1 ans contre 37,6 ans en 1995. Nourri par la baisse de la natalité (2,9 enfants par femme en 1901, contre à peine 2,1 en 2010), et l’augmentation de l’espérance de vie (passant de 69,2 années pour les femmes et 63,4 années pour les hommes en 1950, à 84,5 années pour les femmes et 77,8 années pour les hommes en 2009), il y a de moins en moins d’actifs pour financer les retraités (en 1960 4 actifs pour un inactif de plus de 60 ans, contre 2,2 en 2005 et jusqu’à 1,4 en 2050 selon l’INSEE). De plus en plus de Français doivent assumer le financement d’une fin de vie de plus en plus longue : la leur et/ou celle de leurs parents.
En parallèle, le modèle traditionnel de la famille, refuge et lieu de plein épanouissement des solidarités intergénérationnelles, fond avec l’augmentation des divorces (20 000 en 1914, 40 000 en 1970, 155 000 en 2005), et l’accroissement de la mobilité géographique accentue d’autant plus cette dissolution des liens entre générations.
Enfin, la crise économique actuelle sous tendue par une croissance faible (1,5% en 2010,), une forte inflation (+2,2% sur un an en août 2011), et un chômage important (9% en 2010), touchant les deux extrêmes de la société jeunes (au premier trimestre 2011, un taux d’emploi de 29% chez les 15-24 ans en France contre 38% dans l’OCDE) comme seniors (40 % en France au premier trimestre 2011 chez les 55-64 ans contre 54 % en moyenne OCDE), bouleverse la solidarité entre les générations. En effet comment payer la retraite et la dépendance de ses aînés si le jeune ne peut accéder à l’autonomie, et comment financer sa propre retraite si l’aïeul doit continuer de subvenir aux besoins de sa descendance qui ne peut accéder à la pleine indépendance ?
Comment garantir le lien social dans ce contexte de tensions ?
Comment mieux vivre ensemble et réinventer les liens entre générations ?
Pourtant lorsqu’on interroge les Français, les chiffres font tomber les clichés : les générations sont en fait plus proches qu’on ne le croit, et c’est vis-à-vis des lacunes de la solidarité publique de l’Etat que grondent les critiques.
« Papy Boomer » et « Generation Y » : la guerre n’aura pas lieu
Les sociologues contemporains William Strauss et Neil Howe1 désignent la génération des jeunes nés entre 1980 et 1996 comme la génération Y, en référence à la fois à la génération précédent la génération X née entre 1959 et 1979, et située juste après les baby-boomers (environ 1946-1959). La génération Y s’opposerait en tous points avec ses aînées et tout la préparerait à un clash avec les X et les baby, bientôt ou déjà papy boomer. La génération X, souvent controversée, plongée dans un monde régie par l’idéologie de la Guerre Froide, n’a pas su trouver ses repères et a rejeté les figures aînées traditionnelles de l’Armée, de l’Eglise et de la Famille, contrairement à celle de ses parents qui ayant connu la guerre et en plein essor des Trentes Glorieuses avait les pieds sur terre, l’espoir et les outils pour reconstruire leur pays. La génération Y, ou Digital natives c’est-à-dire née (ou presque) avec un ordinateur entre les mains, dans un monde en pleine déliquescence et mutation des puissances poursuit ce délitement des valeurs et continue de remettre en question ses pères (En anglais, « y » et « why » sont homonymes), lui préférant l’avis immédiat de ses « paires », notamment grâce à l’interconnexion que lui permet l’interactivité des nouvelles technologies. Contrairement à leurs parents, les jeunes de la génération Y ne placent pas le travail au premier plan et privilégient d’autres valeurs : l’équilibre personnel, la qualité de vie, le court terme et la mobilité. Touchés de plein fouet par l’éclatement de la bulle Internet et la crise économique actuelle, la Génération Y, retarde son entrée dans la vie adulte et reste des éternels « adulescents ». Evoquant même le syndrome de Peter Pan, le sociologue Gérard Mermet2 souligne le difficile accès au marché de l’emploi, le rallongement des études, ou les difficultés de logements qui bloquent d’autant l’accès à l’indépendance.
Pourtant, lorsqu’on interroge les Français, tout n’oppose pas Papy Boomers et Peter Pan, et à la lecture de l’opinion les liens sont plus nombreux qu’on pourrait le croire entre ces deux générations.
• Des relations apaisées, complices et de dialogue
Les dernières données de l’Observatoire des Consommateurs Français de mai 2011 mené par IPSOS démontrent que les générations ont aujourd’hui des relations plus apaisées qu’il n’y parait. Certes chaque génération revendique son indépendance et son territoire, mais elle le fait à part égale : 72% des 15-30 ans comme 72% de leurs parents estiment que ni les enfants, ni les parents n’ont à intervenir dans leur vie privée, au moins un point d’accord ! Mais il n’est pas le seul, car par ailleurs les Y comme leurs parents se déclarent complices et communiquent ensemble : 75% des 15-30 ans se considèrent comme complices de leurs parents, une proportion qui s’élève à 90% chez ces derniers. 59% des 15-30 ans reconnaissent se tourner vers leurs parents lorsqu’un sujet les préoccupe et en parler avec eux, lorsque 81% de ceux-ci font de même.
• Les jeunes et les séniors partagent même de nombreuses convictions
Etonnement, et contrairement aux idées reçues, la demande d’autorité traverse en réalité les générations. 73% des 15-17 ans estiment qu’il faut remettre de l’ordre en France, avis également partagé par 75% des plus de 65 ans. Et l’hédonisme, étendard de la société contemporaine, n’est pas tant l’apanage des plus jeunes (86% approuvent que « dans la vie, le plus important, c’est de se faire plaisir ») que celui de leurs aînés (73% chez les 50 ans et plus). Le modèle bourgeois de la famille nucléaire traditionnelle qui dure est une valeur à laquelle les Français restent fortement attachés, les jeunes encore plus que les seniors, en dépit de l’augmentation des divorces et des séparations. Ainsi un sondage Ipsos, les Français et la Famille, réalisé avec le concours du journal La Croix pour La Conférence des Evêques de France en septembre 2011, souligne que lorsque l’on interroge les Français sur leur préférence entre d’une part « construire une seule famille dans leur vie en restant avec la même personne », et de l’autre « ne pas forcément construire une seule famille avec la même personne », les trois-quarts des Français (77%) déclarent choisir la première option (contre 13% pour la seconde option). Les plus attachés à ce « modèle » étant les plus jeunes : 84% des 18-24 ans et 89% des 25-34 ans.
• Des générations qui s’entraident
Enfin, lorsque les liens familiaux sont maintenus, les générations s’entraident dans un sens comme dans l’autre : descendant des ainés vers les plus jeunes, et ascendant des plus jeunes vers leurs aïeux.
Ainsi, selon la vague de l’Observatoire des Consommateurs Français menée en mai 2011 par IPSOS, les grands-parents aident de plus en plus leurs petits-enfants: 38% leur apportent une aide financière, 32% participe à l’achat de vêtements, 28% contribuent à leur cuisine et 18% à l’hébergement de ces derniers. De même si 49% des jeunes habitants chez leurs parents le font car ils n’ont pas les moyens d’avoir leur propre toit (10% des jeunes de 29 ans vivent chez leurs parents), 56% des 28-30 ans déclarent aussi avoir choisi cette solution parce qu’ils se sentent bien chez eux : Tanguy n’a pas encore tout à fait couper le cordon … !
De même les jeunes générations sont aussi solidaires de leurs aînés, comme un juste retour de balancier, les anciens aidants devenant ainsi les aidés. Ainsi, la 2ème vague du Baromètre sur le Grand âge conduite par TNS SOFRES en septembre 2009 montre que si près d’une personne sur deux de 70 ans et plus vit seule (47%, 64% des plus de 84 ans), une large majorité (91%) se sent globalement bien entourée. La famille est présente dans 70% des cas, l’éloignement géographique étant le principal frein à l’aide quotidienne (78%). Le soutien est essentiellement matériel : 88% contre 1% des + de 70 ans qui se déclarent aidés financièrement. Une aide matérielle majoritairement apportée par la famille (67%), en particulier par le conjoint lorsque celui-ci vit encore (40%), contre 23% par les voisins et 21% par les amis. Et – une fois n’est pas coutume !- à part égale par les femmes (30%) et les hommes (26%). La famille aide le plus souvent aux tâches du quotidien : petits travaux (55%) et courses (49%). Juste retour des choses puisque 70% des plus de 70 ans déclarent aider leurs enfants, et 65% leurs petits-enfants. Une aide tout autant financière (42% en direction des premiers, 44% en direction des seconds) que matérielle (41% accueillent leurs enfants pendant leurs vacances et 39% leurs petits-enfants).
Au final, cette solidarité loin d’être vécue comme un fardeau est au contraire assumée et revendiquée par l’ensemble de la société, toutes générations confondues, et encore plus haut par les plus jeunes. Ainsi une étude de l’institut Gallup pour l’Eurobaromètre en 2009 montre que lorsque l’on interroge les 21 pays européens membres de l’OCDE une large majorité (85%, 88% en France) s’insurgent contre l’idée que les personnes âgées soit un fardeau pour la société (62% sont même en fort désaccord avec cette idée, 66% en France). Il est intéressant de noter que l’âge influence grandement les réponses : les 55 ans et plus sont plus nombreux que la moyenne à avoir le sentiment d’être une charge, pourcentage s’accentuant avec l’âge.
Si les plus âgés s’auto-considèrent plus que la moyenne comme un fardeau pour le corps social, le désarroi face à la dépendance est généralisé, et l’appel à la solidarité étatique en moyens d’information et de formation humaine fort prégnant, à nouveau chez les jeunes comme chez les seniors.
Un désarroi généralisé face à la dépendance qui appelle à de nouvelles solidarités étatiques … mais sans payer plus d’impôts !
• La dépendance : une angoisse communément et de plus en plus partagée
La dépendance des personnes âgées est au cœur des préoccupations des Français : En 2009 déjà, d’après le Baromètre Prévoyance de la Sofres, 77% des 35 à 75 ans se disent concernés par le sujet, que ce soit pour eux-mêmes ou pour leurs proches (38% « très concernés »). En 2011, le Baromètre grand âge réalisé par le même institut montre qu’un Français sur trois (36%) déclare avoir dans son entourage proche une personne âgée dépendante, en perte d’autonomie physique ou psychique : une réalité en constante augmentation depuis la mise en place du baromètre (+ 4 points depuis 2005).
• Un sentiment de manque d’information et l’impossibilité de financer la dépendance de ses proches
Pourtant, le sentiment de manque d’information sur les solutions disponibles pour faire face au risque et accompagner la dépendance des personnes âgées reste fort : 45% des Français se déclarent mal informés en 2009 sur « les solutions disponibles » pour faire face au risque de dépendance des personnes âgées. En 2011, 63% partagent le même point de vue sur « l’accompagnement » des personnes âgées en fin de vie et les soins palliatifs, dont 22% très mal informés.
Ce sentiment de manque d’information est corrélé à un sentiment d’impuissance persistant à pouvoir prendre en charge la dépendance. Ainsi en 2011, 55% des Français se déclarent incapable à prendre en charge une personne âgée dépendante, dont un quart (28%) pas capables du tout. De même un peu plus d’un Français sur deux (53%) déclare ne pas pouvoir payer un hébergement moyen de 2200€ par mois si un de leur parent devait recourir à cette solution, un résultat qui prend tout son sens dans le contexte de la crise actuelle.
• Pour une plus grande solidarité de l’Etat
Dans ce contexte, l’intervention de l’Etat pour prendre en charge la dépendance constitue une attente forte et majoritaire chez les Français : 72% attendent l’intervention de ce dernier dans ce domaine en 2009, toutefois c’est surtout pour une prise en charge centrée sur les « plus démunis » qu’elle est souhaitée et non « pour tous » (45% contre 27%). Ainsi, dans un contexte de crise économique, et la solidarité intergénérationnelle trouve là ses limites, les Français ne souhaitent pas d’augmentation des impôts et des taxes pour assurer une prise en charge par la solidarité nationale (seul 36% sont pour), et 58% sont pour laisser chacun soit libre de prendre ses dispositions pour la financer.
Les Français sont par ailleurs nombreux à trouver la prise en charge publique des personnes âgées par l’Etat défaillante (67%). L’image de la maison de retraite cristallise ce mécontentement : 52% des français en ont une mauvaise opinion. Toutefois pour atténuer ce propos, 53% des 75 ans et plus en ont une bonne opinion : deviendrait-on moins regardant avec l’âge ? Pour une majorité cette solution reste un faux choix, contraint et subi : 77% des Français y mettent leurs parents (ou grands-parents) à contrecœur.
L’Etat est en fait attendu à la fois pour permettre à la solidarité intrafamiliale de pleinement s’épanouir, ou bien pour offrir une réponse humaine. La solution que l’Etat doit privilégier reste le maintien à domicile : 76% contre 47% pour l’augmentation du nombre de places disponibles en maisons de retraite. Pour prévenir la maltraitance en maison de retraite, 59% des Français attendent des moyens humains de la part de l’Etat. 28% estiment que du personnel qualifié supplémentaire est le plus important, mais aussi l’adoption d’une politique de formation adaptée pour les soignants (16%), et le suivi de la qualité de cette prise en charge (14% estiment qu’un contrôle et une évaluation de la qualité de la prise en charge est le plus important pour prévenir la maltraitance).
Le financement de la dépendance promesse de la campagne présidentielle en 2007 de Nicolas Sarkozy, la jeunesse comme souffle de celle de 2012 : les présidentiables ont bien compris qu’ils avaient intérêt à raviver la flamme de la solidarité intergénérationnelle pour proposer un pacte social apaisé aux générations actuelles et futures. Contrairement aux idées reçues, Peter Pan et Papy Mougeot ont encore de beaux jours à vivre ensemble … reste à s’en donner les moyens !
- Neil Howe, William Strauss, Generations: The History of America’s Future, 1584 to 2069, 1991 [Revenir]
- Gérard Mermet, Francoscopie,, Larousse, édition 2010 [Revenir]