Rimbaud posthume
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L’admiration d’Aragon pour Rimbaud ne le quitta pas sa vie durant : jusque dans le grand âge, il émaillait sa conversation de citations du poète. Ne lui arrivait-il pas, par exemple, de commander au restaurant une daurade « des flots bleus» naturellement, ajoutait-il avec malice. Ou bien, à propos d’interlocuteurs indiscrets : « Nos fesses ne sont pas les leurs ! » Il est vrai qu’à l’âge de dix-huit ans, il connaissait son Rimbaud par coeur… Il avait, en 1918, au Front, comme lecture quotidienne, les Illuminations et Une saison en enfer : « Me trouvant à l’heure de l’attaque avec mon masque à gaz et mon livre en main. Qu’est-ce que vous lisez là ? (lui demande le capitaine). C’était Vertige : “Tout à la vengeance, à la fureur, mon âme !”. »
Une Saison en enfer
Le texte d’Aragon, inédit en volume, date de 1930 et fut, en 1991, publié par la revue Europe dans son numéro Arthur Rimbaud. Rendu à sa vocation de préface d’Une saison en enfer par le Temps des cerises, il donne toute sa valeur à un petit volume élégant dont la couverture s’orne du portrait de Rimbaud par Fernand Léger, portrait remarquable à bien des titres, dont il faudrait retracer l’histoire (Aragon l’avait fait reproduire sous forme de vignette à plusieurs centaines d’exemplaires). Le dessin de la bouche, par exemple, m’a toujours laissé perplexe parce qu’il la tord en une sorte de rictus cruel – moqueur ? –, à tout le moins douloureux : en somme, il donne à son Rimbaud un côté voyou, mauvais garçon. Diabolique, qui sait ? Mais peu importe. À chacun son Rimbaud, et la légende et les fantasmes dont on l’accompagne.
Mais cette publication d’Une saison en enfer vaut également pour la postface d’Olivier Barbarant. Rappelons au lecteur qu’il dirigea, dans la Bibliothèque de la Pléiade, l’établissement des Oeuvres poétiques complètes d’Aragon en deux volumes. Et avec quelle rigueur ! Tant et si bien qu’il me semble difficile d’étudier désormais la poésie d’Aragon sans se référer à son travail et à celui de son équipe de chercheurs. Cette postface, donc, retrace avec clarté l’histoire des rapports d’Aragon avec l’oeuvre de Rimbaud et en dégage, non comme on pourrait le croire, les contradictions, mais la « constance d’une vision qui tente sans cesse de démêler la pertinence d’une oeuvre et la falsification d’une figure d’écrivain ».
Le lecteur de cette préface de 1930 sera, j’imagine, ébloui comme je l’ai été par l’écriture incisive d’Aragon, qui n’est pas sans évoquer, par moments, celle du Traité du style (1928). La violence d’Aragon contre Claudel et le couple Isabelle Rimbaud- Paterne Berrichon est « un bel exemple d’intelligence polémique où la virulence constamment retenue par l’acuité du verbe dépasse de loin, par son mélange de feu et d’ironie glacée, le versant imprécatoire de bien des pamphlets surréalistes ». Olivier Barbarant ne peut pas mieux dire. Aragon, en effet, va plus loin que la simple polémique avec la clique cléricale, qui, aujourd’hui encore, tente d’annexer Rimbaud au christianisme, y compris sous couvert d’une « interprétation mystique, dernier refuge de la bigoterie ». Ne tente-t-on pas, depuis quelques années, une réhabilitation d’Isabelle Rimbaud dont, écrit Éric Marty, Philippe Sollers est « peut-être le meilleur, le plus attentif aux inflexions de la voix et de l’écriture, et le moins embourbé dans les obtuses querelles laïcardes ou cléricales du siècle passé et de l’autre ». Et de convoquer Hegel et la Phénoménologie de l’esprit à la rescousse : « Disons alors que, bien plus qu’Arthur Rimbaud, Isabelle aura été profondément hégélienne. » Peut-être, en effet, la perte du frère pour la soeur est-elle « irremplaçable, et le devoir qu’elle a envers lui est-il le devoir suprême… » Éric Marty conclut, mais sans rire, hélas, que « Rimbaud, lui, était rimbaldien ».
Je ne sais s’il faut considérer Isabelle Rimbaud comme une moderne Électre (selon Sollers), mais ces beaux raisonnements ne changent rien au fait qu’Isabelle et son mari, Paterne Berrichon, « sur les conseils de Claudel », ont tenté de « subtiliser les pièces du procès qui pourraient infirmer la thèse catholique ». Et Aragon d’ajouter : « Puis vinrent le maquillage des lettres, la destruction des photographies, la falsification des comptes de famille. »
J’en reviens, après ce détour, au texte d’Aragon dont il ne faut pas ignorer – aveuglés que nous serions par sa brillante diatribe contre Claudel and Co – les autres dimensions. En particulier celle qui dénonce « les fantasmagories arbitraires des divers rimbaldismes ». Cette préface de 1930 porte en elle les éléments qu’Aragon développera plus tard : en 1943, dans Pour expliquer ce que j’étais et, en 1946, dans Chroniques du bel canto, à savoir « la condamnation du rimbaldisme au nom, et pour la mémoire, de Rimbaud ». Le rimbaldisme ? C’est-à-dire « des vues partielles, partisanes, passionnelles » de son oeuvre. Il y eut, par exemple, l’explication symboliste « qui, mettant l’accent sur le Bateau ivre (…) et le sonnet des Voyelles, voyait en Rimbaud la suite du romantisme, voire un prolongement de Baudelaire »… Nous venons d’évoquer « les tentatives catholiques d’annexion d’un poète qu’on croyait déjà canonisable ». Il y eut également les manœuvres de ceux qui voulaient faire des Illuminations ou d’Une saison en enfer des « oeuvres communistes », etc. Démarches qui font écran, comme le souligne Olivier Barbarant, et « créent un halo de folklore et de postures en lieu et place d’une lecture ». Ainsi en va-t-il de l’image de Rimbaud comme de celle du Che, icônes gauchistes dans notre monde contemporain : celle « d’un compromis d’attente » qui évite à un certain nombre de gens, souvent jeunes, « de choisir une idéologie définie ». Aragon, en 1946, toujours, martèlera : « Je parle du rimbaldisme, non de la poésie de Rimbaud. »
Aragon fait de Rimbaud « l’introduction à toute conscience du langage ». Pour la première fois, il est rompu avec le machinal du langage. Et le voici déjà qui s’intéresse aux brouillons du poète, brouillons précieux : « Les ratures couvrent, pour des raisons à étudier, une partie du secret que le poète croit inutile de divulguer en “toutes lettres”. » Il reviendra sur l’importance d’une réflexion sur les manuscrits du poète, en 1946 (toujours dans sa Chronique du bel canto de novembre). Laquelle permet de mettre l’accent sur le faire de la poésie, sa fabrique et donc le « comment se révolutionne l’imaginaire » (O. B.). D’où l’ampleur du vocabulaire rimbaldien « qui ne peut être comparé qu’à celui de Hugo ».
Toutes ces considérations font écho au travail que Jean-Jacques Lefrère poursuit, inlassablement, depuis des années sur l’œuvre et la biographie de Rimbaud. L’importance de ses recherches est telle que tous ceux qui s’intéressent à Rimbaud – et le lisent – doivent maintenant s’y référer. Avec le second volume de la Correspondance posthume, il poursuit son analyse du mythe de Rimbaud. Il ne cesse d’en traquer la formation sous différents points de vue. Par exemple, en enquêtant sur les « savoirs » dont nous croyons disposer sur Rimbaud, pour en démêler le vrai du faux. Tel portrait ou dessin censé représenter le poète est-il digne de foi ou bien n’est-il qu’une supercherie ? Certaines anecdotes relèvent-elles de la fantasmagorie de leurs auteurs ou sont-elles simplement vraisemblables ? Autrement dit, qu’est-ce qui relève d’une construction légendaire, d’une fiction ? En 2010, la publication de la photographie de Rimbaud, qu’il a authentifiée, représentant le poète assis à la terrasse de l’hôtel de l’Univers à Aden, a fait grand bruit… et mis mal à l’aise nombre de rimbaldiens qui n’y retrouvaient pas l’icône traditionnelle…
Arthur Rimbaud
Ce qu’il a entrepris depuis 2010 avec cette Correspondance posthume s’inscrit dans cette perspective, mais l’angle d’attaque qu’il a choisi est différent. Il ne manque ni d’originalité ni de pertinence. Pour comprendre le mythe de Rimbaud, pourquoi ne pas réunir tous les jugements, récits, témoignages, correspondances, selon l’ordre chronologique dans lequel ils ont été produits, prononcés, publiés ? Jean-Jacques Lefrère veut donc « suivre au fil du temps les premiers jugements formulés au lendemain de sa mort », c’est-à-dire, pour le premier volume de cette Correspondance, de 1891 à 1900 et, pour le second, qui vient de paraître, de 1901 à 1911. Trois autres, à venir, couvriront la période 1912-1935. Il est à noter qu’un addendum en fin d’ouvrage accueille, selon le mot de Jean-Jacques Lefrère, ici chef d’un chantier permanent, « les documents mis au jour depuis la parution des tomes antérieurs et qui auraient dû, de par leur date, y trouver place ». Les éditions Fayard faisant office de « boîte aux lettres ». Naturellement, et Jean-Jacques Lefrère le souligne justement, le mythe ne commence pas à se dessiner après la mort de Rimbaud, certains « éléments existaient déjà de son vivant ». Et ceux qu’il désigne comme des combattants sont déjà en place : Isabelle Rimbaud et Paterne Berrichon, Izambard et Delahaye, pour ne citer qu’eux.Je suis impressionné par ce qu’il faut bien considérer comme une Somme. Ainsi peut-on trouver tout ce qui s’est écrit sur Rimbaud ou échangé comme correspondances concernant sa vie et son oeuvre. Dans les revues, petites ou grandes, les journaux français ou étrangers… Le lecteur comprendra qu’il n’est pas possible d’en rendre compte dans le détail et devra par lui-même se jeter dans cet océan. Il me semble cependant que sa curiosité n’en sera qu’aiguisée. Car il va découvrir tout un monde, une société, une époque, parfois par le petit bout de la lorgnette. Il est en quelque sorte conduit à faire lui-même son analyse du fameux mythe et, je l’espère, au bout du compte, impatient de relire les textes de Rimbaud. Jean-Jacques Lefrère, au début de chaque année, dégage les tendances, les grandes lignes de l’actualité rimbaldienne. Ensuite au lecteur de naviguer par lui-même. Le tome I se termine avec l’année 1900, où la souscription pour l’érection du monument Rimbaud à Charleville est lancée. On sera tantôt amusé, tantôt irrité en lisant les échanges épistolaires autour de ce sujet entre Paterne Berrichon, Ernest Delahaye et les nombreux protagonistes de cette affaire, qui va les occuper jusqu’au 21 juillet 1901. Paterne Berrichon a « commis » le buste. La mère de Rimbaud n’assistera pas à l’inauguration. Triste destin que celui de ce monument qui sera fondu pour être transformé en obus lors de l’occupation allemande pendant la Première Guerre mondiale… La petite histoire veut que, en juin 1940, le plâtre dudit buste figurant au musée d’Issoudun soit détruit par un obus… Faut-il le regretter ? Pauvre Rimbaud, n’a-t-il pas connu, après sa mort, les pires injures, quand on considère l’horreur, pardon la « sculpture », qui prétend le célébrer dans le jardin du musée historique de la ville de Paris ? Dans une lettre de Paul Valéry à Paterne Berrichon, on lit ceci : « Je n’aime pas avec excès les monuments. En eux se refroidit enfin la véritable gloire. » En effet. Il ajoute, malgré tout : « Puissions-nous à cet acte pur de divination que fut Rimbaud, à ce feu instantané, faire une sorte d’autel digne de lui ! » L’année 1902 voit enfin se terminer l’affaire du buste. Mais des hommes comme Jean Bourguignon et Charles Houin s’élèvent contre la famille Rimbaud et ses manipulations. En 1903 paraît le texte d’Adolphe Retté, Une visite à Verlaine. Il rapporte les propos du poète, alors hospitalisé à l’hôpital Broussais : « Ce qui me pèse, en ce moment, ce ne sont point les soucis matériels… ce sont mes rêves… Depuis la mort de Rimbaud, je le revois toutes les nuits. » En 1904, Ernest Gaubert lance l’explication des Voyelles selon laquelle le poète aurait été inspiré par l’abécédaire de son enfance.
Dans les années suivantes, je me suis attardé sur les propos de Jacques Rivière adressés à Alain-Fournier. Jacques Rivière, celui qu’Aragon appelle « le professeur », cherche ce que « Rimbaud a voulu dire exactement » ; quant à Fournier, il avoue que « pas plutôt feuilleté (Rimbaud) que décidé à ne pas rester une minute de plus en aussi répugnante compagnie » ! Ernest Delahaye va publier, peu à peu, ses Souvenirs familiers sur Rimbaud où les anecdotes et les dialogues reconstitués laissent perplexe, pour nombre d’entre eux, quant à leur véracité… C’est en 1908 que Claudel confie à Jacques Rivière que « Rimbaud a été l’influence capitale de (sa) vie » et parle de « son action séminale et paternelle ». Pour terminer, j’évoquerai Valéry confessant à Gide qu’il trouve le Bateau ivre « de plus en plus nigaud ». À quoi Gide lui répond : « Pauvre cher citadin, tu me fais penser devant Rimbaud à un voyageur sur le PLM : “Lyon ! La seconde ville de France”… Comme j’ai grandi depuis ! » Il me semble que le lecteur trouvera bonheurs et réflexions au fil des pages d’une entreprise éditoriale qu’il faut saluer. Mais, je ne sais pourquoi Jean-Jacques Lefrère a donné à ce Rimbaud, rendu enfin à ses circonstances, le titre de Correspondance posthume. Peut-être mon trouble naît-il d’un livre que je termine, une sorte de roman par lettres, dont le titre est Oeuvres posthumes, tome II…
Jean Ristat
Une saison en enfer. Le Temps des cerises. 140 pages, 12 euros. Sur Rimbaud, Correspondance posthume. Éditions Fayard. 1264 pages, 52 euros. Rimbaud mourant, d’Isabelle Rimbaud. Éditions Manucius, 132 pages, 10 euros. Pour expliquer ce que j’étais, de Louis Aragon. Éditions Gallimard, 9 euros.Octobre 2011 – N°86