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Un cinéphile

Par Inisfree

Il ne le sait pas, bien sûr, mais il a été l'un de mes maîtres. Pendant une douzaine d'années, toutes les années 80, j'ai guetté chaque semaine la programmation du ciné-club d'Antenne2 de Claude-Jean Philippe. Il passait tard le vendredi soir, et mon père qui n'aimait pas trop que l'on reste debout jusqu'à minuit passé ne nous permettait pas souvent de voir les films. Alors, rampant dans le long couloir, espérant qu'il s'était endormi, nous filions dans le salon avec mon frère et mettions le son tout bas. Parfois, on se faisait choper, parfois non. Mais cet interdit qu'il fallait braver, c'était aussi renforcer le prix de ce cinéma là. Claude-Jean Philippe a donc contribué à mon éducation de cinéphile, comme Patrick Brion, Gérard Joud'hui, le magasine Cinéma-cinéma ou la cinémathèque de Nice. Même sans avoir, loin de là, vu toute sa programmation, le ciné-club a élargi mes goûts. D'abord, je conservais les coupures de journaux qui annonçaient les films et donc apprenais l'existence d'oeuvres dont on entendait parler nulle part ailleurs. Par exemple, La corne d'Anara d'Irakli Kvirikadze est un film qui m'a fait rêver sans que l'ai jamais vu. Et puis mon père regardait Apostrophe, l'émission littéraire de Bernard Pivot et Claude-Jean Philippe y présentait le film à venir après les informations. Du coup je l'entendais en parler même si je ne devais pas le voir. Et son style, son enthousiasme me plaisait plus que le ton un peu monocorde de Patrick Brion. Bref, sans que ça soit déterminé, j'ai accumulé là un « savoir » (c'est un peu prétentieux mais je trouve pas d'autres mots) aussi sûrement que si j'avais suivi des cours. Je lui dois entre autres la découverte des Marx Brothers et mon premier film japonais, Rashomon d'Akira Kurosawa. Claude-Jean Philippe, il faut le rappeler, fut aussi celui qui programma France, tour et détour de deux enfants de Jean-Luc Godard, celui là même qui disait de lui, un brin méprisant : « Oh lui, il aime tout ». Je me reconnaît sans peine dans cette formule lapidaire.

Le hasard qui fait bien les choses m'a conduit à la découverte de La nuit bienfaisante dans un bac à occasions. Claude-Jean Philippe y raconte sa vie, un peu, ses films surtout. Une véritable biographie de cinéphile. Il fait renaître avec ses souvenirs l'ambiance des années 50 et 60, lui qui présenta le concours d'entrée à l'IDHEC aux côtés de Jean-Marie Straub et de Danièle Huillet. Ce concours dont les deux réalisateurs refusèrent une épreuve qui portait sur le film Manèges de Yves Allégret qu'ils estimaient trop mauvais. Pudique et discret, Claude-Jean Philippe se fait volontiers lyrique lorsqu'il évoque ses films favoris et leurs auteurs : Jean Vigo, Hitchcock, Rossellini, sa rencontre avec John Ford, Eustache, Truffaut, Errol Flynn, Renoir, les salles de Casablanca puis de Paris.

J'avais envie de le voir, ce spectateur, livré à ses émotions, et contraint tout à coup de les formuler, mais sans le recours de ses instruments critiques, de ses arguments théoriques, ou de ses repères historiques. Je me devais de le prendre en flagrant délit de mauvaise foi, de naïveté, de snobisme, afin d'isoler et de retenir le meilleur de ses visions : certains rares moments d'intime compréhension, nécessairement liés à son caractère et à sa sensibilité.

Voilà pourquoi il me fallait aussi raconter son histoire -en dehors mais en fonction du cinéma – en prenant le risque de l'impudeur, et de cette complaisance qu'il ne détesterait pas tant s'il en avait réellement exorcisé le péril.


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