Éric Bonnargent
Le chef-d’œuvre de Fernando Pessoa fut, comme la plupart de ses autres textes, publié de manière posthume. Le manuscrit, retrouvé dans la fameuse malle du poète, a dû être reconstitué à partir de papiers éparses sur lesquels les chercheurs continuent de travailler, ce qui explique la longue histoire éditoriale de ce livre. D'abord publié en deux tomes en 1988 et 1992, Le Livre de l'intranquillité en est aujourd'hui à sa troisième édition. Cette malle, dans laquelle de nouveaux livres sont encore découverts et reconstitués, a été joliment appelée par Antonio Tabucchi, la « malle plein de gens ». Fernando Pessoa signait en effet ses textes de multiples noms que l'on qualifie non pas de pseudonymes, mais d'hétéronymes du fait qu'ils expriment tous des facettes de la personnalité « extrêmement complexe, rappelle Françoise Laye, voire paradoxale de Fernando Pessoa « lui-même » » Bernardo Soares, l'auteur attitré du Livre de l'intranquillité, est, quant à lui, un semi-hétéronyme; c'est-à-dire, toujours selon Françoise Laye, « un demi-frère lucide et déchiré » qui explore la désolation de l'existence, les aspects les plus noirs de Pessoa lui-même dont la vie a été la mise en pratique d'une « théorie de l'échec ». Les méditations de l'aide-comptable de la rue des Douradores le conduisent à aborder une multitude de thèmes, mais tous tournent autour de son sentiment d'étrangeté face à lui-même et au monde. La quête de l'identité est l'obsession fondamentale de Bernardo Soares, comme de son créateur. Lire Le Livre de l'intranquillité, c'est, selon Françoise Laye, opérer « une descente périlleuse, métaphysique, jusqu'au fond de la conscience ». Mais quand on cherche à se connaître, on est forcément déçu car on ne trouve rien. La personne n'est personne, tel est le constat que dresse Fernando Pessoa dont le nom en portugais peut justement être traduit par... « personne ». Je n'est pas un autre, il est plein d'autres. Le moi n'est pas unifié, il est une constellation chaotique. C'est ce constat qui est d'ailleurs à l'origine de la multiplication des hétéronymes, multiplication qui, selon Richard Zenith, représente « l'atomisation implacable de l'être, la négation totale d'un moi un et cohérent. » L'impossibilité d'être soi est à l'origine du malaise presque ontologique, de cette intranquillité qui caractérise Bernardo Soares auquel Pessoa fait dire :
« Je ne me plains pas que la vie soit horrible. Je me plains que la mienne le soit. [Mes souffrance] sont celles d'un emprisonné de la vie, d'un être à part. »
Enfermé dans ce moi qui n'est rien, Bernardo Soares ne peut que se sentir étranger aux autres et au monde. « Entre la vie et moi, une vitre », se plaint-il. Vivre, c'est toujours faire semblant, semblant d'être bien là, d'être soi alors que l'on n'est ni là ni ailleurs, ni soi-même ni un autre. Comme le remarque à juste titre Patrick Quillier, l'intranquillité conduit celui qui l'éprouve à se situer dans « l'entre-existence ». Dans Le livre de l'intranquillité, Fernando Pessoa montre mieux que dans ses autres livres à quel point, écrit Eduardo Lourenço, « l'Être est une fiction et que nous-mêmes sommes, tout au plus, la fiction de cette fiction. »
Parvenant à une paradoxale synthèse fragmentaire du Livre de l'intranquillité, Pessoa, l'intranquille est à la fois une introduction idéale à quiconque s'apprête à lire cette « odyssée d'un esprit sans repos » (Patrick Quillier) et un commentaire dont la pertinence rappellera aux connaisseurs de l'œuvre du poète lisboète à quel point celle-ci est riche et inépuisable.
Pessoa, l’intranquille (collectif), Christian Bourgois, collection Titres (inédit). 7 €